mercredi 22 juin 2011

Projet Annedd'ale.

Le petit monde des brasseries du Québec est en train de se doter d'un style de bière inédit, ancré autant que faire se peut dans une identité locale : l'annedd'ale.

Jeu de mots entre ale, bière de fermentation haute, et l'annedda, arbre de vie des Amérindiens, selon les recherches de l'auteur Québécois Jacques Mathieu. L'anedda était la composante principale du breuvage qui sauva les compagnons de Jacques Quartier du scorbut à la fin de l'hiver 1536, et que des recherches récentes indiquent être le sapin baumier (abies balsamea).

Il s'agit d'un projet collectif, piloté par un groupe composé des bièrologues Mario D'Eer et Philippe Wouters, du maître-brasseur et consultant Michel Gauthier et du maître-levurier Tobias Fischborn, visant à mettre au point des bières à base de malt québécois, aromatisées au sapin baumier, et à l’aide de houblons aromatiques. Les bières sont fermentées à l'aide d'une souche de levure spécifique, prélevée sur le site historique de la première brasserie créée par l'intendant Jean Talon en 1668, puis isolée, sélectionnée et propagée par la banque de levures Lallemand. Les brasseurs qui se lancent dans l'aventure obtiennent la levure, et s'engagent à échanger leurs expériences pendant la phase de mise au point de leurs versions respectives de l'annedd'ale.

J'ai eu l'honneur d'assister à une bonne partie de leur réunion, regroupant cinq brasseries (A l'Abri de la Tempête, La Barberie, Bedondaine et Bedons Ronds, Dieu du Ciel! et Le Trou du Diable) et, c'est à relever, une paire de brasseurs amateurs, avec dégustation des premiers brassins, le 9 juin dernier au 18e Mondial de la Bière de Montréal.

Autour de la table, une chose m'a frappé d'emblée : un esprit de transparence, de franche coopération vers un but commun. Pas de rétention d'information, pas de petites cachotteries mal placées. Tout le monde est là pour faire avancer un processus collectif. Par rapport à la mentalité de secret et d'individualisme forcené dont font montre beaucoup d'artisans brasseurs en France ou en Suisse, c'est un contre-exemple très rafraîchissant... et il reflète une ambiance générale détendue sur ce plan-là dans le paysage brassicole québécois, dont il pourrait être utile de s'inspirer de notre côté de la Grande Flaque (ainsi qu'y appelle par exemple le Front Hexagonal de Libièration dans son manifeste... hé oui, le FHexL n'est pas qu'un club de houbloïnomanes!).

A la dégustation, l'intérêt du processus collaboratif est évident, les options choisies par les différents brasseurs étant très diverses, tant dans la couleur, le mélange de malts, les houblons employés en complément, la température de fermentation, le dosage du sapin baumier ou l'étape à laquelle il est ajouté. Certains, comme Bedondaine et Bedons Ronds, ont déjà une expérience des bières à l'épinette (épicéa en franco-québécois), et avaient donc une recette de base leur donnant de solides points de comparaison, tant en matière de puissance aromatique du sapin baumier que de d'étape du processus à laquelle il est ajouté. A l'Abri de la Tempête, l'ont brassée franchement brune et caramélisée, Dieu du Ciel! ont choisi de la faire blonde, sèche et un petit peu surette, avec de l'épeautre, Le Trou du Diable s'insérant un peu à mi-chemin avec la sienne, d'un bel ambre roux.

Le dosage du sapin baumier est bien sûr déterminant, et si la note dominante est en général une note résineuse et herbale de conifère, d'autres facettes se font jour dans l'une ou l'autre bière, en fonction du profil de la bière de fond et du dosage : framboise, menthol, thym, romarin un peu citronné, voire basilic. Il n'y a guère que l'essai de La Barberie, plutôt timide dans le dosage (d'extrait) de sapin baumier, qui n'ait pas présenté de notes franches dans ce registre-là, et s'est révélé un peu décevante en comparaison directe avec les autres.

La levure spécifique choisie semble pour le moment assurer un démarrage rapide de la fermentation, mais celle-ci s'arrête vite, laissant passablement de sucres résiduels. En outre, cette levure tend à rester en suspension, troublant les bières finies. Mais n'oublions pas que les levures transplantées dans un nouvel environnement de travail mutent rapidement pour s'adapter. Les premiers indicateurs recueillis sur de la levure réutilisée par certains après un premier brassin indiqueraient une amélioration de l'atténuation (en clair : une consommation plus complète des sucres par la levure). Chaque installation de brassage étant différente, il sera inévitable que des évolutions différentes se produisent, donc que plusieurs souches aux caractéristiques différentes fassent à terme leur apparition.

Bref une affaire à suivre. D'ici une année le projet devrait être ouvert à toute brasserie - québécoise ou non - désireuse de s'essayer à l'annedd'ale, sur la base d’un cahier des charges définitif, et le choix devrait donc encore s'élargir.

Honnêtement, le but annoncé d'en faire LE style de bière national du Québec me semble un brin ambitieux, mais le potentiel est bel et bien là pour établir solidement les annedd'ales comme une spécialité brassicole québécoise, de manière un peu comparable à la manière dont les micro-brasseries italiennes se sont appropriés les bières aux châtaignes, - laissant les pionniers corses du genre loin derrière eux...

PS : Le cahier des charges provisoire est disponible ici.