mercredi 21 avril 2010

World Beer Cup, ou comment évaluer 140 bières en deux jours

Or donc, il y a déjà deux semaines, j'étais à Chicago, dans les salons du Sheraton Hotel & Towers, participant aux travaux du Jury de la World Beer Cup 2010.
Les impatients en trouveront les résultats complets, catégorie par catégorie, ici.

La World Beer Cup, organisée par la Brewers Association étasunienne, a lieu tous les deux ans, conjointement avec la Craft Brewers Conference. C'est donc à l'origine une compétition "mondiale" très centrée sur les Etats-Unis, tout comme les World Series de baseball, mais un effort énorme a été fait au cours des années pour ouvrir le concours aux bières venant du reste du monde (on est pourtant passé de 58 pays en 2008 à 44 en 2010...), mais aussi pour recruter des juges non-étasuniens (62% du total cette année).
De fait, et malgré la prépondérance qu'y exercent encore les brasseries étasuniennes, c'est probablement un des concours de bières les plus "solides" au monde du point de vue représentativité, avec l'European Beer Star.

Les chiffres de l'édition 2010 sont en soi impressionnants : 3'330 bières en concours, présentées par 642 brasseries de 44 pays. En face, 179 juges en provenance de 26 pays - dont un 15-20% de femmes, à vue de nez.
(Plus de chiffres, et une comparaison avec les éditions précédentes ici, pour les amateurs de statistiques...)

Concrètement, pour chaque juge, cela signifie, sur deux jours, quatre sessions deux à trois heures, comptant chacune trois tours d'une douzaine de bières, donc en très gros 140 échantillons évalués, environ 70 par jour...

Et la question, légitime: comment peut-on assurer une évaluation fiable de 70 bières dans la journée, en sachant que le palais s'émousse sérieusement à partir de 4 à 8 bières. C'est simple : en posant un cadre minimisant le problème. Le problème est que ce cadre est relativement complexe, et sa mise en oeuvre ne l'est pas moins. C'est le sujet de ce qui suit... c'est relativement long, mais la question vaut d'être examinée en détail.

La veille du début des dégustations, en fin d'après-midi, un briefing est tenu avec tous les juges, où ceux-ci retirent leur badge d'accréditation, leurs papiers et tout le toutim, donc leur planning individuel, établi en fonction des catégories (sur une liste de 90) que chacun a annoncé préfèrer juger.
Il s'agit avant tout, lors de ce briefing, pour Chris Swersey, responsable du concours, de rappeler (ou de présenter aux nouveaux juges) le déroulement du processus d'évaluation, les choses à faire ou à ne pas faire, afin que tout le monde travaille sur des bases aussi cohérentes que possible.

Concrètement, les juges sont distribués en tablées de 7 ou 8, subdivisées en deux demi-tablées de 3 ou 4 juges. Chaque table est sous la responsabilité d'un major de table (table captain) chargé de veiller au bon déroulement des opérations.

Supposons que 40 à 48 bières soient inscrites dans une catégorie donnée : elle sera jugée sur deux tablées, chacune des quatre demi-tablées jugeant 10 à 12 bières au premier tour, et transmettant trois bières en finale. Cette finale, avec 12 bières (quatre fois trois) étant jugée par une des deux tablées dans son entier. (Il va de soi que des catégories comptant un plus grand nombre de bières en concours sont jugées en trois tours ou plus...)

Donc à la table, le major de table commence par rappeler le cadre spécifique d'évaluation, fixé dans la définition de la catégorie selon les directive de concours de la Brewers Association. Ceci assure que tout le monde à la table juge les bières de la catégorie selon des critères uniques, et est un préalable indispensable à la dégustation.
C'est ensuite qu'on reçoit jusqu'à 12 échantillons, dans des petits gobelets en plastique (ça peut faire hurler les puristes, mais on s'y fait très bien, et de tout avoir dans du verre serait ingérable du point de vue logistique) portant chacun un numéro. Aucune autre marque d'identification, vu qu'il faut éviter que les juges sachent quelel bière est dans le gobelet.

Mais avant même de commencer à déguster, une petite formalité : modifier l'ordre des échantillons afin d'assurer que l'on ne juge en aucun cas les bières dans le même ordre que ses voisins de tablée.
Il s'agit d'éviter de s'influencer mutuellement, et aussi de gommer le fait que les premières bières dégustées semblent toujours plus intenses donc sont en principe favorisées. Quoique: sur ce dernier point, un juge expérimenté jugera nécessairement les premières bières de la série de manière relativement prudente...

Une fois les échantillons bien mis en désordre, on dégaine les petits calepins reçus des organisateurs, qui contiennent les formulaires d'évaluation (cliquer sur les images pour les agrandir...) Formulaires carbone qui donnent directement un duplicata sur papier jaune.
Et là, surprise, l'évaluation n'est pas chiffrée !
Aucune attribution de points, qui est nécessairement un peu arbitraire. Non, là, c'est avant tout une fiche de dégustation technique, où la notion centrale est de savoir si les divers aspects sont appropriés ou non pour la catégorie, ainsi que la présence éventuelle de défauts techniques. Là aussi le but est de gomme l'effet de fatigue du palais après quelques bières et de se concentrer sur des critères relativement indiscutables. Le formulaire prévoit aussi de laisser des commentaires succincts, afin que le brasseur ait une idée des ce qui a pu être reproché - ou non - à sa bière.

Une fois que tout le monde sur la demi-tablée a fini son évaluation individuelle, on passe à l'étape la plus importante : la discussion. Les trois ou quatre juges confrontent leurs impressions, avec un objectif : passer les trois meilleures au tour suivant. Là aussi, on a un mécanisme visant à contrer les phénomènes de fatigue du palais en assurant plusieurs avis croisés.
On procède donc en général par élimination, en discutant des bières qui semblent présenter un défaut technique objectif à l'un ou l'autre. Puis on passe aux bières qui pourraient ne pas être conformes aux critères définissant la catégorie (au "style"). C'est là que le fait d'avoir une définition aussi précise que possible de chaque catégorie est indispensable, permettant de discuter sur une base commune, loin des j'aime / j'aime pas, et réduisant la marge d'interprétation.
Une fois les trois bières (en général, si c'est pas bon, ça peut aussi être deux ou une seule...) passant au tour suivant déterminées, on rassemble les formulaires d'évaluation pour chaque bière (les blancs et les duplicatas jaunes séparément, bien sûr) et on les agrafe avec un formulaire bleu qui résume la décision prise : défauts objectifs, "non conforme à la catégorie", ou "bonne, mais il y en a de meilleures en lice", pour documenter la décision à l'attention du brasseur et des organisateurs (là aussi cliquer sur l'image pour agrandir...)

Ensuite une des deux tables reprend donc la catégorie jugée en premier tour en finale, le processus est analogue, mais pas identique...

En finale, toute la tablée reçoit les 12 bières en lice. Tous les échantillons arrivent avec de nouveaux numéros, on fait table rase pour assurer que l'on reprenne la catégorie sans influence du tour précédent.
On déguste aussi les échantillons dans le désordre, mais sans formulaire : une prise de notes succincte à titre personnel suffit. Et on discute non à trois ou quatre, mais à sept ou huit, ce qui peut rendre les discussions un peu plus, euh, animées, voire bruyantes... jusqu'à arriver à un consensus sur les trois meilleures et surtout dans quel ordre.
Là aussi,on procède par élimination, mais il arrive souvent qu'il y ait plus de trois bières qui restent, ou que l'ordre des trois premières soit difficile à établir. A ce moment-là, le major de table peut demander un reversage (repour) à savoir une nouvelle série d'échantillons frais des bières concernées... et là, nouvelle surprise, on fait à nouveau table rase du tour précédent: les échantillons arrivent marqués A, B, C, etc.
L'air de rien, c'est pas évident de déterminer laquelle était laquelle à ce moment-là...et c'est de toute manière une perte de temps, on est là pour juger ce qu'on a sur la table, pas ce qu'on avait quelques minutes plus tôt !

Bref, on arrive généralement assez facilement à un consensus sur les trois premières dans les catégories où la description pose une cible assez étroite. Sur des catégories aux limites plus floues comme les saisons, les bières épicées ou les bières vieillies dans du bois, les avis pouvant diverger lourdement, il peut arriver que les discussions se prolongent, voire s'échauffent (je n'ai pas eu ce plaisir, me concentrant sur des styles britanniques et germaniques aux définitions assez étroites)...
Mais on y arrive manifestement toujours, envers et contre tout, malgré les différences culturelles entre étasuniens et européens, et malgré l'indéniable fatigue, tant des papilles gustatives que des juges eux-mêmes ce genre de sport gustatif réclamant une concentration soutenu sur des périodes assez longues.

Au bout du compte, la Brewers Association a clairement réussi à mettre en place un processus d'évaluation, qui s'il nécessite d'avoir une armée de bénévoles à disposition dans les coulisses en plus d'un régiment de juges expérimentés rompus à une dégustation technique, est très abouti, parfaitement étanche du point de vue de l'anonymat des bières, et qui évite intelligemment un certain nombre d'écueils inhérents à la dégustation en série. Participer au processus en tant que juge est sans aucun doute très riche en enseignements, et justifie de se farcir un vol transatlantique de 9 heures.
Le seul problème avec ce genre de système est somme toute que les directives définissant les catégories, qu'il s'agisse de celles de la Brewers Association (BA) ou du Beer Judge Certification Programme (BJCP) soient ensuite reprises sans aucune distance comme parole d'évangile par quelques brebis égarées pensant y avoir trouvé la vérité ultime en termes de typologie des bières...


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jeudi 15 avril 2010

Dea Latis et le gang des bottes en caoutchouc roses

Or donc, comme mentionné précédemment, Carlsberg se préparent à lancer à grands frais une soeur jumelle de la Cardinal Eve en Grande-Bretagne...

Pourtant, quand, la semaine dernière, dans le cadre de la Cask Ale Week 2010, l'initiative Dea Latis a été lancée, on a pu y voir, parmi les partenaires, rien moins que Carlsberg UK. Joli grand écart...

Dea Latis, du nom d'une divinité celtique de l'eau et de la bière, est une campagne destinée à "amener la bière aux femmes" ("bringing beer to women") présentée conjointement par Heineken UK et Carlsberg UK, les grandes brasseries britanniques Greene King, Wells & Youngs et Fullers, ainsi que la SIBA (Society of Independent Brewers), les Independent Family Brewers of Britain, la British Beer and Pub Association, Cask Marque (un programme de promotion de la qualité technique de la bière en cask dans les pubs) et la CAMRA (Campaign for Real Ale, l'organisation britannique de consommateurs de bière).
Du beau linge, donc, au-delà des deux géants verts, et surtout des parties prenantes relativement crédibles dans le sens où on y retrouve des brasseries de tailles diverses, des représentants du secteur des pubs et des consommateurs.

La présentation succincte de Dea Latis par ses promoteurs est, euh, intéressante, on dira:
What unites us is our passion for beer and a belief that it's far too good to be enjoyed only by men.
(Ce qui nous unit est notre passion de la bière et la certitude qu'elle est bien trop bonne pour n'être appréciée que par les hommes)

Bon, ça commence bien, vu que, même si c'est pour le contrer, on s'appuie quand même sur le stéréotype usé de la bière comme boisson masculine...

[...] Brewing was traditionally women's work; in the early 18th century, three-quarters of brewers in this country were female.
([...] Le brassage était traditionnellement le travail des femmes. Au début du XVIIIe Siècle, trois quarts des brasseurs [au Royaume-Uni] étaient des femmes)
Alors ça, émanant de l'industrie britannique de la bière, c'est d'une hypocrisie parfaitement carabinée !
C'est un fait qu'avant la révolution industrielle, la bière étant une commodité ménagère au même titre que le pain, il revenait aux femmes de la préparer pour la famille ou la communauté. Mais avec la révolution industrielle, la production de bière est devenue une affaire rentable, dans laquelle on pouvait faire carrière, donc les femmes en ont été évincées...
So why, now, is only 13% of beer drunk by women [...] ?
(Donc pourquoi, actuellement, n'y a-t-il que 13% de la bière qui soit bue par des femmes ?)
On remarquera le subtil dérapage vers un parallèle bien foireux : on parlait de trois quarts de brasseuses il y a 300 ans, et ici de 13% de la consommation par les femmes actuellement... ce n'est pas parce que trois quarts des brasseurs étaient des brasseuses au début du XVIIIe Siècle que les femmes consommaient 75% de la bière dans le même temps !
Research indicates it's because of misconceptions about beer [...]. Dea Latis aims to challenge women's ideas about beer and present it to them in a way that encourages them to taste it.
(Des recherches indiquent que c'est à cause d'idées fausses à propos de la bière [...] Dea Latis vise à contrer les idées des femmes à propos de la bière, et de la leur présenter d'une manière qui va les encourager à la goûter. )

Et voilà : les fausses idées : oui, il y a des préjugés, ou plutôt une ignorance, mais il y en a à peu près autant, en matière de bière, chez les hommes que chez les femmes, le buveur lambda du samedi soir étant lui aussi parfaitement inculte et blindé de préjugés. Pointer du doigt le fait que les femmes ont tort pour les convaincre d'essayer de boire de la bière risque à mon humble avis d'être parfaitement contre-productif.
We don't expect change to happen quickly or easily, but that's no reason not to try.
(Nous ne nous attendons pas à ce qu'un changement intervienne rapidement ou facilement, mais ce n'est pas une raison pour ne pas essayer.)
Tout juste, Auguste!
Le changement prendra encore du temps, surtout si les brasseries, le secteur HoReCa britannique et même les consommateurs se montrent toujours incapables de sortir de ce petit ton paternaliste dès qu'ils parlent des femmes et de la bière!

Bref, à mon humble avis, cette initiative Dea Latis part d'une excellente intention, rassemble des acteurs du marché qui pourraient faire une différence, mais peine malheureusement à s'affranchir elle-même des schémas qui sont le noeud du problème et à adopter un ton adéquat dans sa communication.
Ceci dit, et sachant qui est impliqué dans l'affaire, le ton peut encore changer au cours du développement de la campagne. Espérons-le...


Le fond du problème est toujours le même : il ne s'agit pas d'amener (de vendre ?) la bière aux femmes.


Il s'agit de s'adresser aux consommatrices en adultes responsables, de leur redonner le pouvoir de décider de manière indépendante et en toute confiance de ce qu'elles ont envie de boire, en dégageant autant que possible le terrain des stéréotypes et des pressions sociales.
Et accessoirement en encourageant  l'ouverture de plus de possibilités aux femmes dans le monde de la bière qu'uniquement serveuse, barmaid ou hôtesse sur les stands des foires professionnelles...  ainsi qu'en cessant de considérer les femmes brasseuses, directrices de brasseries ou de malteries, etc. comme des bêtes curieuses ou de sympathiques aberrations !


A ce titre... ça s'organise : j'ai rencontré la semaine dernière à la Craft Brewers Conference à Chicago une brasseuse établie en Oregon du nom de Teri Fahrendorf, fondatrice de la Pink Boots Society dont l'emblème est une superbe paire de bottes en caoutchouc rose.

La Pink Boots Society est une organisation qui est encore largement en cours de constitution, qui s'efforce de rassembler les femmes tirant tout ou partie de leurs revenus de la bière, qu'elles soient brasseuses, impliquées dans la distribution, journalistes spécialisées, formatrices en bièrologie, patronnes de pubs  à bière, peu importe !
Le but, à terme, outre le fait de se serrer les coudes, le réseautage, et un profilage accru des femmes présentes dans le secteur, serait de pouvoir proposer par exemple des bourses de formation.
En me passant sa carte de visite, Teri Fahrendorf m'a demandé de faire passer le mot, et d'encourager toute brasseuse  - ou autre femme impliquée dans le secteur - de ma connaissance en Suisse (ou ailleurs... s'pas Marjo ? ;o) ) à la contacter, pour que le gang des bottes roses ne reste pas qu'une affaire Nord-Américaine !

Dont acte : si, amie lectrice, tu tires au moins une partie de tes revenus d'une activité liée à la bière, les informations nécessaires sont ici.

PS : A relever aussi, en Grande-Bretagne, l'annonce par Coors UK de la sortie prochaine de leur bière pour femmes, et qui contient aussi son quota de niaiseries. La bière sera filtrée au point de n'avoir aucune couleur, et sera servie dans sa bouteille (alors que Coors avaient présenté il y a quelque temps des prototypes de verres "pour femmes"), qui soi-disant limite les risques qu'une tierce personne glisse quelque substance illégale dans la bière. Melissa Cole a écrit à ce sujet sur son blog. Et ça dépote un peu.

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