Les impatients en trouveront les résultats complets, catégorie par catégorie, ici.
La World Beer Cup, organisée par la Brewers Association étasunienne, a lieu tous les deux ans, conjointement avec la Craft Brewers Conference. C'est donc à l'origine une compétition "mondiale" très centrée sur les Etats-Unis, tout comme les World Series de baseball, mais un effort énorme a été fait au cours des années pour ouvrir le concours aux bières venant du reste du monde (on est pourtant passé de 58 pays en 2008 à 44 en 2010...), mais aussi pour recruter des juges non-étasuniens (62% du total cette année).
De fait, et malgré la prépondérance qu'y exercent encore les brasseries étasuniennes, c'est probablement un des concours de bières les plus "solides" au monde du point de vue représentativité, avec l'European Beer Star.
Les chiffres de l'édition 2010 sont en soi impressionnants : 3'330 bières en concours, présentées par 642 brasseries de 44 pays. En face, 179 juges en provenance de 26 pays - dont un 15-20% de femmes, à vue de nez.
(Plus de chiffres, et une comparaison avec les éditions précédentes ici, pour les amateurs de statistiques...)
Concrètement, pour chaque juge, cela signifie, sur deux jours, quatre sessions deux à trois heures, comptant chacune trois tours d'une douzaine de bières, donc en très gros 140 échantillons évalués, environ 70 par jour...
Et la question, légitime: comment peut-on assurer une évaluation fiable de 70 bières dans la journée, en sachant que le palais s'émousse sérieusement à partir de 4 à 8 bières. C'est simple : en posant un cadre minimisant le problème. Le problème est que ce cadre est relativement complexe, et sa mise en oeuvre ne l'est pas moins. C'est le sujet de ce qui suit... c'est relativement long, mais la question vaut d'être examinée en détail.
La veille du début des dégustations, en fin d'après-midi, un briefing est tenu avec tous les juges, où ceux-ci retirent leur badge d'accréditation, leurs papiers et tout le toutim, donc leur planning individuel, établi en fonction des catégories (sur une liste de 90) que chacun a annoncé préfèrer juger.
Il s'agit avant tout, lors de ce briefing, pour Chris Swersey, responsable du concours, de rappeler (ou de présenter aux nouveaux juges) le déroulement du processus d'évaluation, les choses à faire ou à ne pas faire, afin que tout le monde travaille sur des bases aussi cohérentes que possible.
Concrètement, les juges sont distribués en tablées de 7 ou 8, subdivisées en deux demi-tablées de 3 ou 4 juges. Chaque table est sous la responsabilité d'un major de table (table captain) chargé de veiller au bon déroulement des opérations.
Supposons que 40 à 48 bières soient inscrites dans une catégorie donnée : elle sera jugée sur deux tablées, chacune des quatre demi-tablées jugeant 10 à 12 bières au premier tour, et transmettant trois bières en finale. Cette finale, avec 12 bières (quatre fois trois) étant jugée par une des deux tablées dans son entier. (Il va de soi que des catégories comptant un plus grand nombre de bières en concours sont jugées en trois tours ou plus...)
Donc à la table, le major de table commence par rappeler le cadre spécifique d'évaluation, fixé dans la définition de la catégorie selon les directive de concours de la Brewers Association. Ceci assure que tout le monde à la table juge les bières de la catégorie selon des critères uniques, et est un préalable indispensable à la dégustation.
C'est ensuite qu'on reçoit jusqu'à 12 échantillons, dans des petits gobelets en plastique (ça peut faire hurler les puristes, mais on s'y fait très bien, et de tout avoir dans du verre serait ingérable du point de vue logistique) portant chacun un numéro. Aucune autre marque d'identification, vu qu'il faut éviter que les juges sachent quelel bière est dans le gobelet.
Mais avant même de commencer à déguster, une petite formalité : modifier l'ordre des échantillons afin d'assurer que l'on ne juge en aucun cas les bières dans le même ordre que ses voisins de tablée.
Il s'agit d'éviter de s'influencer mutuellement, et aussi de gommer le fait que les premières bières dégustées semblent toujours plus intenses donc sont en principe favorisées. Quoique: sur ce dernier point, un juge expérimenté jugera nécessairement les premières bières de la série de manière relativement prudente...

Et là, surprise, l'évaluation n'est pas chiffrée !
Aucune attribution de points, qui est nécessairement un peu arbitraire. Non, là, c'est avant tout une fiche de dégustation technique, où la notion centrale est de savoir si les divers aspects sont appropriés ou non pour la catégorie, ainsi que la présence éventuelle de défauts techniques. Là aussi le but est de gomme l'effet de fatigue du palais après quelques bières et de se concentrer sur des critères relativement indiscutables. Le formulaire prévoit aussi de laisser des commentaires succincts, afin que le brasseur ait une idée des ce qui a pu être reproché - ou non - à sa bière.
Une fois que tout le monde sur la demi-tablée a fini son évaluation individuelle, on passe à l'étape la plus importante : la discussion. Les trois ou quatre juges confrontent leurs impressions, avec un objectif : passer les trois meilleures au tour suivant. Là aussi, on a un mécanisme visant à contrer les phénomènes de fatigue du palais en assurant plusieurs avis croisés.
On procède donc en général par élimination, en discutant des bières qui semblent présenter un défaut technique objectif à l'un ou l'autre. Puis on passe aux bières qui pourraient ne pas être conformes aux critères définissant la catégorie (au "style"). C'est là que le fait d'avoir une définition aussi précise que possible de chaque catégorie est indispensable, permettant de discuter sur une base commune, loin des j'aime / j'aime pas, et réduisant la marge d'interprétation.
Une fois les trois bières (en général, si c'est pas bon, ça peut aussi être deux ou une seule...) passant au tour suivant déterminées, on rassemble les formulaires d'évaluation pour chaque bière (les blancs et les duplicatas jaunes séparément, bien sûr) et on les agrafe avec un formulaire bleu qui résume la décision prise : défauts objectifs, "non conforme à la catégorie", ou "bonne, mais il y en a de meilleures en lice", pour documenter la décision à l'attention du brasseur et des organisateurs (là aussi cliquer sur l'image pour agrandir...)
Ensuite une des deux tables reprend donc la catégorie jugée en premier tour en finale, le processus est analogue, mais pas identique...
En finale, toute la tablée reçoit les 12 bières en lice. Tous les échantillons arrivent avec de nouveaux numéros, on fait table rase pour assurer que l'on reprenne la catégorie sans influence du tour précédent.
On déguste aussi les échantillons dans le désordre, mais sans formulaire : une prise de notes succincte à titre personnel suffit. Et on discute non à trois ou quatre, mais à sept ou huit, ce qui peut rendre les discussions un peu plus, euh, animées, voire bruyantes... jusqu'à arriver à un consensus sur les trois meilleures et surtout dans quel ordre.
Là aussi,on procède par élimination, mais il arrive souvent qu'il y ait plus de trois bières qui restent, ou que l'ordre des trois premières soit difficile à établir. A ce moment-là, le major de table peut demander un reversage (repour) à savoir une nouvelle série d'échantillons frais des bières concernées... et là, nouvelle surprise, on fait à nouveau table rase du tour précédent: les échantillons arrivent marqués A, B, C, etc.
L'air de rien, c'est pas évident de déterminer laquelle était laquelle à ce moment-là...et c'est de toute manière une perte de temps, on est là pour juger ce qu'on a sur la table, pas ce qu'on avait quelques minutes plus tôt !
Bref, on arrive généralement assez facilement à un consensus sur les trois premières dans les catégories où la description pose une cible assez étroite. Sur des catégories aux limites plus floues comme les saisons, les bières épicées ou les bières vieillies dans du bois, les avis pouvant diverger lourdement, il peut arriver que les discussions se prolongent, voire s'échauffent (je n'ai pas eu ce plaisir, me concentrant sur des styles britanniques et germaniques aux définitions assez étroites)...
Mais on y arrive manifestement toujours, envers et contre tout, malgré les différences culturelles entre étasuniens et européens, et malgré l'indéniable fatigue, tant des papilles gustatives que des juges eux-mêmes ce genre de sport gustatif réclamant une concentration soutenu sur des périodes assez longues.
Au bout du compte, la Brewers Association a clairement réussi à mettre en place un processus d'évaluation, qui s'il nécessite d'avoir une armée de bénévoles à disposition dans les coulisses en plus d'un régiment de juges expérimentés rompus à une dégustation technique, est très abouti, parfaitement étanche du point de vue de l'anonymat des bières, et qui évite intelligemment un certain nombre d'écueils inhérents à la dégustation en série. Participer au processus en tant que juge est sans aucun doute très riche en enseignements, et justifie de se farcir un vol transatlantique de 9 heures.
Le seul problème avec ce genre de système est somme toute que les directives définissant les catégories, qu'il s'agisse de celles de la Brewers Association (BA) ou du Beer Judge Certification Programme (BJCP) soient ensuite reprises sans aucune distance comme parole d'évangile par quelques brebis égarées pensant y avoir trouvé la vérité ultime en termes de typologie des bières...
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