lundi 21 décembre 2009

Couleurs, styles et dénominations

Vous avez peut-être vu un jour ou l'autre ce tableau périodique des styles de bière, qui classe "tous les styles de bière" de manière "systématique" :



(Il en existe aussi une version en couleurs...)

Sauf que voilà, ce machin, s'il impressionne sans coup férir le profane, repose sur des bases fondamentalement viciées, et ne tient pas très longtemps face à une contre-expertise un peu incisive. Et il n'est que la cristallisation jusqu'à l'absurde d'une vision "systématiste" des choses.

Mais rétablissons un peu le contexte...

En terre francophone, l'habitude est généralement de distinguer les bières les unes des autres par leur couleur, le sempiternel mantra blanche-blonde-ambrée-brune dans lequel s'intercalent parfois rousse et noire...

Le problème principal de ce système est que, s'il est parlant à première vue, est très limité, et ne dit en fait pas grand-chose du caractère de la bière concernée en termes de goût. Par exemple une lager de masse internationale sera une blonde, et une triple d'abbaye sera aussi une blonde, bien que les ingrédients, les processus de production , le goût et le bouquet diffèrent fortement de l'une à l'autre...
En outre une des couleurs (blanche) est aussi une appellation au sens bien plus restreint, à savoir qu'elle désigne une bière contenant du blé cru, généralement d'inspiration belge.

Il y a une trentaine d'années, des pionniers tels que feu Michael Jackson(-non-l'autre) avec son World Guide to Beer en 1977, ont posé les bases d'une typologie plus systématique, basée sur le type de fermentation, et permettant de définir trois familles : les ales (fermentations hautes / profil plutôt fruité), les lagers (fermentation basse / profil plutôt sec) et les lambics (fermentations spontanées / profil plutôt acide). Ces trois familles sont ensuite subdivisées en styles spécifiques définissant en principe ce que recouvre une dénomination donnée.

Evidemment, ce genre d'approche systématique a ses limites quand on cherche à décrire une réalité humaine par essence arbitraire et souvent paradoxale, chose dont Michael Jackson (alias The Beer Hunter, fine allusion au long métrage de Michael Cimino The Deer Hunter - alias Voyage au bout de l'enfer en VF... oui, Le Maître pratiquait aussi l'autodérision, mais ça semble avoir échappé à pas mal de monde...) était tout à fait conscient, car il n'a pas poussé l'exercice beaucoup plus loin.

D'autres s'en sont chargés pour lui, en particulier aux Etats-Unis, où une large faction a toujours eu des tendances passablement idolâtres vis-à-vis du Maître : le BJCP (Beer Judge Certification Programme, organisation très hiérarchisée qui homologue les juges pour les compétitions de brassage) et la BA (Brewer's Association, qui regroupe brasseurs et brasseurs amateurs dans un bel esprit d'amûûr du prochain assez chargé en glucose) ont poussé l'exercice très loin avec leurs directives respectives (beer style guidelines, à consulter respectivement ici et ici) qui dénombrent des dizaines de styles clairement définis, y compris dans leur limites en densité avant et après fermentation, en taux d'alcool (en % par volume), unités de couleur (en SRM, une version affinée des degrés Lovibond, là où en Europe, c'est l'échelle EBC qui s'applique...) et unités d'amertume (en IBU).
Cette approche systématique et très détaillée semble a première vue devoir faire autorité, vu qu'il n'y a pas plus détaillé, ni de système aussi cohérent en apparence. Ce d'autant plus que les esprits humains dans leur énorme majorité ont horriblement peur du vide, des paradoxes et des espaces d'incertitude sur le plan intellectuel, et ont donc tendance à se cramponner désespérément au premier point de référence qu'on leur présente, pour ensuite le défendre avec d'autant plus de sauvagerie qu'ils ont submergés par les subtilités de l'océan de connaissance dans lequel ils tentent désespérément de surnager...

On voit donc de plus en plus d'amateurs de bière et de brasseurs amateurs agiter les directives du BJCP de manière péremptoire pour mettre fin à toute forme de contestation des énormités qu'ils avancent sur tel ou tel point, par exemple lorsqu'ils assassinent une bière "qui n'est pas conforme au style".
Ces braves gens sont souvent d'autant plus agressifs qu'on leur présente des contre-arguments ou des contre-exemples s'appuyant sur une expérience de première main des bières en question, dans leur région d'origine, et qu'on relève les limites évidentes de la systématique. (Je trouve toujours ça flatteur, en fait, de se faire insulter par des esprits étriqués...)

Pourtant, ces braves gens, dans leur ferveur prosélyte - qui n'est pas sans me rappeler celle des chrétiens évangéliques fraîchement convertis, qui ont trouvé La Vérité et n'ont de cesse de l'imposer à toute personne croisant leur chemin... oui, je suis bel et bien en train de qualifier ce genre d'attitude de sectaire au sens premier du terme, si c'est la question ! - n'en sont pas moins dans l'erreur intellectuelle la plus totale, et l'hérésie à afficher devant pareil dogme devient un devoir sacré.

Je l'ai écrit plusieurs fois par ailleurs et je le répéte:

Prétendre appliquer les directives du BJCP - ou de la BA - au monde réel revient peu ou prou à prétendre gérer une société immobilière en appliquant les règles du Monopoly.


Parce que c'est bien de cela qu'il s'agit, et certains responsables du BJCP le rappellent eux-mêmes: ces typologies très poussées sont des règles de concours, et rien de plus !

Elles ont été créées dans un but unique : unifier les critères de jugement dans les concours, qu'il s'agisse de brassage amateur ou de concours professionnels, et le faire de telle manière que les différentes catégories ne rassemblent pas trop de bières en concours pour pouvoir être évaluées par un seul groupe de juges, afin d'assurer une cohérence aussi correcte que possible.
Ce besoin de maintenir de petites cases explique que les stouts et les porters, fondamentalement un seul courant relativement mouvant de bières noires de fermentation haute de tradition britannique, s'y trouvent subdivisés en 5 ou 6 classes de stout et au moins deux de porter - les dénominations de ces dernières, Brown Porter et Robust Porter ne suscitant que dérision et remarques obliques ou acerbes côté britannique, vu qu'elle ne correspondent à aucune réalité, ni actuelle, ni historique.
Dans le même ordre d'idée, les directives du BJCP divisent les Altbiere en un courant "nord" et un courant "sud", le premier étant de fermentation basse, et le second de fermentation haute (avec une garde en basse, bien sûr). Si cette dernière distinction est défendable, elle ne coincide cependant absolument pas avec des zones de production clairement définies géographiquement sur un axe nord-sud !

En outre, les directives du BJCP et de la BA, bien qu'elles soient révisées régulièrement - et clairement en progrès sur ce plan-là - est qu'elles ont été écrites aux Etats-Unis, par des Etasuniens. Pas de problème en ce qui concerne les types de bières typiques de là-bas, mais quand on arrive aux styles européens, allemands ou britanniques en particulier, ça n'a plus qu'un rapport très lointain avec la réalité.
La raison en est que les auteurs de ces directives n'ont en bonne partie jamais passé l'Atlantique, et se basent donc sur ce qui est disponible sur le marché étasunien, qu'il s'agisse de bières importées - généralement en bouteille, pas toujours au meilleur de leur forme vu le voyage, et très différentes des versions non pasteurisées en fût qui représentent clairement l'étalon pour une pilsner allemande ou une bitter anglaise - ou des interprétations de styles européens par des micro-brasseries étasuniennes - interprétations elles-mêmes généralement basées sur les bières d'importation disponibles aux Etats-Unis... et ce que la brasseur a pu en lire dans les directives du BJCP ou de la BA, question que le crotale se morde un peu la queue, y'a pas de raison !

C'est ainsi que l'on arrive à des abominations telles que l'ESB ou Extra Special Bitter, vu aux Etats-Unis comme un style typiquement britannique, alors qu'il n'y a qu'une seule ESB en Grande-Bretagne, celle de Fullers, mais qu'elle a engendré des dizaines de copies plus ou moins inspirées outre-Atlantique...

Alors quoi ? On les jette aux orties, ces typologies de styles de bière ?

On n'en est pas encore là, parce que leur intérêt tant pour l'évaluation en concours qu'à titre indicatif - avec la saine distance critique nécessaire ! - est indéniable.

A titre purement personnel, après avoir lu les écrits issus des recherches historiques de gens comme Ron Pattinson ou Martyn Cornell, qui s'efforcent de remonter aux documents contemporains, je préfère de plus en plus en plus en plus parler de dénominations ou d'appellations plutôt que de styles, et de familles. Des familles ou des courants, flous et mouvants regroupant diverses dénominations parentes les unes des autres, aux limites nécessairement imprécises, et tenant compte de l'inévitable évolution de la législation, des ingrédients, des techniques et des usages au cours des siècles.

Au bout du compte, le besoin fondamental du consommateur - ou de la consommatrice - est d'avoir une idée approximative de ce qu'il - ou elle - va trouver dans le verre en termes de couleur, de goût, de fruité, de douceur, d'amertume ou d'acidité, simplement en lisant la dénomination sur l'étiquette.

Ensuite, il faut simplement garder à l'esprit que cette dénomination a été déterminée par un brasseur, à savoir un être humain. Et que l'espèce humaine est caractérisée par ses paradoxes, ses interprétations individuelles et divergentes, des cultures mutiples et variées, donc que le contenu peut être différent des attentes... en bien ou en mal !
(Ceci dit, quand la dénomination sur l'étiquette n'a pas été décidée par un brasseur, mais par un professionel du marketing qui n'entretient qu'un rapport très distant avec la bière, c'est autre chose... au risque de me répéter : la bière, il y a ceux qui la brassent et ceux qui la vendent !)

Bref, ce tableau périodique des styles de bière doit être pris pour ce qu'il est : un gag à l'égard du côté geek, limite autiste, de nombreux amateurs de bière. Il est exclu de le prendre au sérieux ou de l'appliquer dans la réalité.
Quoique d'aucuns vont sans doute essayer. Et à ce titre, il constitue très certainement un très efficace détecteur d'esprits fourvoyés dans un littéralisme mal placé.
C'est déjà ça de pris.

4 commentaires:

Nicolas a dit…

Une question se pose à moi chaque fois que l'on parle de ces classifications et tu pourras sûrement m'éclairer étant donné que tu as participé à l'évaluation pour des concours: qu'en est-il des exigences en connaissances organoleptiques des juges? Passent-ils eux aussi un test concernant leurs aptitudes à décrire ce qu'ils goûtent et hument???
Parce que sinon tout ça n'est qu'une farce!!!
En effet je ne prétends nullement posséder tes connaissances brassicoles mais je pense posséder un nez et un palais corrects (étant dans le domaine et ayant côtoyé des aromaticiens et parfumeurs qui m'ont "jugé"). Enfin qu'importe, mais plus je déguste et plus je perçois les subtilités et plus il est difficile à mes yeux de classer une bière... ça peut paraître paradoxal, mais souvent je m'étonne de douter sur le style de la mousse s'agitant dans mon verre, car certains aspects ne collent (et bien souvent heureusement) pas au présupposé style... Et pour avoir rencontré des brasseurs, un bon nombre te parle du style de leur bière sans être capable de définir les notes aromatiques s'en dégageant et le goût...
Et comme tu le dis, vouloir classifier, c'est ranger, donc on est dans l'immobilité et pas dans la créativité qui a pour but de casser toutes les barrières. Et si un domaine est sujet à une perpétuelle évolution, c'est bien la bière! Et quel bonheur qu'il en soit ainsi!!!
Et puis tous ces termes de spécialistes ça ne touche en rien le consommateur lambda qui s'en fout royalement! Il y a ceux qui jugent qu'à l'étiquette, à son design (ceux-là on peut rien pour eux) et il y a ceux qui regardent l'étiquette au dos de la bouteille. Pour ceux-là je préfèrerais que les brasseurs donnent des notes descriptives sommaires pour ne pas noyer le lecteur, et surtout des conseils sur la façon de consommer leur produit.
C'est pour toutes ces raisons que chaque fois que j'ai l'occasion d'initier un brin quelqu'un à la bière, je préfère essayer de guider sur la description en premier lieu et d'ensuite faire des parallèles sur les méthodes de brassage et les ingrédients utilisés. Et finalement il se met en place un code comparatif loin de tous ces termes pas très excitants pour tout le monde. Et ça permet à mon avis de mieux pouvoir se guider dans son choix. Mais même si on connaît les styles de bière, ça n'empêche nullement que si t'es fan des triples tu peux très bien détester une découverte qui est bel et bien une triple! Et il n'y a aucune étiquette qui te dis qu'une bière est mal brassée...
Le plaisir ultime n'est-il pas la découverte et la capacité à décrire ce que l'on aime ou déteste???

Laurent Mousson a dit…

Le BJCP est justementun système de certification des juges, et la plupert des juges de concours étasuniens le cont... Le problème est que effectivement c'est un gros exam' écrit tendance bourrage de crâne (apprendre, pas assimiler...) avec une partie pratique qui est à la limite de l'anecdotique.

Bon, dans la horde d'européens invités à la prochaine World Beer Cup, qui en ont pour lapluèpart déjà deux ou trois derrière aux, y'a pas beaucoup de juges certifiés BJCP... mais ce sont des gens compétens et expérimentés, et ça, autour d'une table de concours, ça se remarque très vite...

Du côté des concours Européens, ça dépend un peu... Au Champion Beer of Britain, on cherche à avoir des spécialistes et des non-spécialistes dans chaque panel, question d'avoir aussi un apport de "buveurs lambda".
J'y ai aussi vu des pseudo-experts se la pêter grave et se ramasser aussi sec (et c'était même pas moi, enfin, pas toujours). Celui qui a commis un bouquin vendu en set avec un verre de dégustation soi-disant reévolutionnaire, qui s'est amené avec et a transféré toutes les bières une à une dedans sous prétexte que les verres officiels n'étaient pas bons, restera un des plus spectaculaires que j'aie vu dans le genre...

Pour Birra dell'Anno, le choix se fait par cooptation, mais justement, il y a un souci d'avoir des juges qui ont les capacités organoleptiques ET une vue d'ensemble pour juger à peu près n'importe quoi en le remettant dans le bon contexte de ce que le brasseur a tenté de faire, vu qu'on se ramasse des catégories du genre "fermentations hautes de 12 à 16 Plato" qui râtissent très large.
Et là, c'est aussi clair, les façades pleines de vent se ramassent assez vite.
En concours, la meilleure garantie est justement le fait qu'on juge d'abord chacun dans son coin, puis qu'on discute pour chaque panel/tablée...

A part ça, oui, plus on goûte, plus on acquiert une expérience large, plus on relativise la volonté d'avoir des styles proprets et bien délimités, et plus ou en vient à penser en familles ou en courants...

... bref, à apprécier chaque bière pour ce qu'elle est - même si elle ressemble à rien, qu'elle est totalement hérétique - pas pour ce qu'on aimerait qu'elle soit !

Syxx a dit…

J'adore cet article, on se croit de retour au temps béni des coups de trique et aux tornioles des grandes croisades anti-évangéliques de nos jeunes années, aux matins clairs des litanies libertaires, assénées avec le glaive de la dérision, imbibés de Heinz Baked Beans mijotant au coin du feu.

Santé et prospérité, Grand Libiérateur! Merci à toi de poursuivre ta croisade contre les esprits obtus de toute espèce et de toute obédience!

Laurent Mousson a dit…

T'en fais pas un peu trop, dis, Syxxx ? ;o>