dimanche 7 février 2010

Le Reinheitsgebot , vache sacrée à abattre.

On voit souvent sur les étiquettes et boîtes de bière allemandes des mentions du style "brassée selon le Reinheitsgebot / la loi de pureté bavaroise de 1516". On trouve même des brasseurs suisses, voire belges (par exemple Sterkens pour leur St Sebastiaan), qui s'en réclament

Voilà une vache sacrée à laquelle il devient urgent de régler son compte, parce que beaucoup de monde en parle ou s'en réclame, sans connaître son contenu réel, et surtout sans bien saisir que cet édit du XVIe Siècle n'a pas valeur légale de nos jours…

La loi bavaroise de pureté de la bière, ou Reinheitsgebot est un édit du Duc Guillaume IV de Bavière, remontant au 23 avril 1516, et prescrivant que le brassage de la bière devait se faire exclusivement à base d'eau, d'orge (et non de malt) et de houblon. La levure, dont la nature n'était pas connue à l'époque, n'est pas mentionnée.

On a souvent pris cet édit comme une obligation de brasser la bière exclusivement avec de l'orge, afin d'assurer que toute la production de blé soit affectée à la boulangerie, et non à la bière. Mais c'est à mon avis oublier que la bière était considérée comme un pain liquide, un aliment de base à part entière.

Il est beaucoup plus probable que, comme les édits semblables de Weissensee (1434), Regensburg (1453) et Landshut (1493), le but du législateur ait été d'imposer le houblon à la place du gruit, tant pour des raisons de santé publique [1] que pour reprendre le contrôle total de l'imposition de la bière [2].
Le Reinheitsgebot est tombé assez vite dans l'oubli, mais est exhumé au début du XIXe Siècle par les brasseurs bavarois, à des fins protectionnistes, avec un subtil glissement : là où le texte de 1516 autorisait uniquement l'orge, malté ou non pour le brassage, la nouvelle version n'autorise que les grains maltés, orge, blé ou autre. (Ce glissement se situe très probablement à ce point du cours de l'histoire, et non après la Seconde guerre mondiale, la tradition de bières de froment étant largement attestée en Bavière au XIXe Siècle.)
Le principe "eau, malt, houblon, levure uniquement" sera étendu à tout l'Empire Allemand en 1906. Mais ce principe n'équivaut donc pas à une application du Reinheitsgebot de 1516 à toute l'Allemagne…

Après la Seconde guerre mondiale, la législation allemande sur la bière s'assouplit et autorise l'usage de sucre dans les bières de fermentation haute. Certains extraits de houblon seront autorisés dans toutes les bières, et bien sûr les malts d'autres grains comme le seigle. Les grains crus, fruits, herbes et épices demeurent interdits. Cependant, les bières destinées à l'exportation ne sont pas soumises à ces règles.
Autant dire que ce n'est plus une loi de pureté, c'est une passoire...

En 1987, la Cour européenne de justice déclare illégales les restrictions à l'importation de bières étrangères en Allemagne prétextant du Reinheitsgebot. C'est un assouplissement, mais l'Association allemande des brasseurs soumet toujours à des pressions toute brasserie produisant une bière contenant des ingrédients contraires à la loi de pureté, insistant entre autres pour qu'ils soient désignés par le mot Trunk (breuvage) et non par Bier.

Ce mythe fondamental de la bière allemande a donc, en plus de bercer les consommateurs allemands d'une dangereuse illusion que leur bière est la meilleures du monde, donc que rien ne peut lui arriver [3], le défaut de museler toute velléité de créativité ou d'innovation. Par conséquent les brasseurs allemands ne sortent pratiquement jamais d'un carcan mental d'une demi-douzaine de styles "d'ordonnance" et professent pour la plupart un mépris total des bières spéciales belges ou britanniques.
Ce qui ne les empêche pas de mettre sur le marché nombre de Biermischgetränke, boissons mélangées à base de bière, du simple Radler (panaché) aux concoctions contenant par exemple des colas et des extraits de citronnelle ou de guarana en plus de bière…

En outre, d'un point de vue purement gustatif, on remarquera qu'il est tout à fait possible de produire des bières se conformant en tout point au principe "eau, malt, houblon, levure uniquement" qui n'ont pas grand caractère ou sont carrément mauvaises, alors que nombre de grandes bières belges ou britanniques ne s'y conforment pas pour cause de céréales crues, d'épices, de fruits ou d'autres sources de sucres...

Bref, quand un brasseur se réclame du Reinheitsgebot, c'est à prendre avec des pincettes, et il convient de lui faire préciser quels principes il applique réellement. Les explications peuvent vite devenir passablement embrouillée pour peu que l'on pose sur la table l'incohérence entre le principe "eau, malt, houblon, levure uniquement" et le contenu réel du texte de 1516, qui ignorait la levure - donc implique une fermentation spontanée semblable à celle d'une gueuze traditionnelle - et imposait l'orge uniquement, qu'il soit malté ou non...
Je ne sous-entend pas que ça serait amusant de semer la zone la prochaine fois que vous visitez une brasserie et que le brasseur s'en réclame... je vous encourage activement à le faire !
_____

[1] Le gruit, mélange d'herbes destiné à aromatiser la bière, contenant diverses herbes et épices, en proportions variables, des planes toxiques comme la jusquiame ou la belladone n'étant pas chose rare.

[2] L'Eglise catholique disposait souvent d'un monopole sur le gruit, par l'intermédiaire des monastères et abbayes locaux, ce qui revenait à prélever un impôt sur la bière qui échappait aux seigneurs locaux. Ce mouvement de résistance des seigneurs allemands aux ingérences de Rome dans leurs affaires est une longue histoire qui culmine avec la Réforme, le soutien de quelques princes au combat de Luther contre le commerce des Indulgences – parchemins censés garantir l'accès au Paradis, de fait elles-mêmes un impôt camouflé - lui évitant le bûcher pour hérésie.
Certains auteurs (en particulier Stephen Harrod Buhner dans son ouvrage Sacred Herbal and Healing Beers) ont été tentés de présenter le passage forcé au houblon comme la répression protestante d'une tradition festive catholique, en imposant le houblon, sédatif, au détriment du gruit stimulant. Mais c'est oublier que les 95 Thèses de Luther, auxquelles on fait habituellement remonter le début de la Réforme, remontent à 1517, soit après le Reinheitsgebot et les édits de Weissensee, Regensburg et Landshut, ce qui exclut de fait tout rapport de cause à effet.


[3] Pour mémoire, c'est exactement la mentalité qui régnait dans l'horlogerie suisse au milieu des années 1960, avant l'arrivée du quartz, de l'affichage digital, et de la crise des années 70 qui faillit l'enterrer définitivement.

2 commentaires:

Mario D'Eer a dit…

Merveilleux article, bien houblonné, un équilibre d'amertume et de douceur maltée comme je les aime. Vie la bière libre!

Mario D'Eer

Laurent Mousson a dit…

Venant de ta part, Mario, tu m'en vois très flatté !