mardi 2 février 2010

Mythes et légendes...

L'article paru samedi dernier dans le quotidien vaudois 24 Heures permet de se faire une idée du chemin qui reste à parcourir dans la compréhension de bières britanniques en Suisse Romande.
Consacré aux bières d'inspiration britannique produites par la Brasserie du Château et la Brasserie Trois Dames, dont il est éminemment louable de parler dans un quotidien d'information généraliste, il est malheureusement truffé d'erreurs et d'approximations, tant historiques que factuelles.

Erreurs d'interprétation des propos des personnes interrogées, informations erronées de la part ce ces dernières - qui se basent sur la version "officielle" d'il y a 20 ou 25 ans qui a été démontée maintes fois, sources en main, par des auteurs britanniques tels que Ron Pattinson, Martyn Cornell ou Pete Brown (dans son excellent Hops and Glory) - ou simple perpétuation de clichés, peut importe.

Peu importe qui a effectivement dit quoi. On s'en fout, c'est pas là le propos,  je ne cherche pas ici à jeter la pierre...  juste à faire avancer le schmillblick.

Dans l'ordre...
Les sujets de Sa Gracieuse Majesté aiment leur «cervoise» tiède, paraît-il. C’est Astérix qui l’affirme. Tiède et sans bulles…
Certes, dans Astérix chez les Bretons, il est largement fait mention de la cervoise tiède. Mais il n'est pas fait mention de sa pétillance - ou absence d'icelle... (1)
[...] des bières de tradition anglaise: bitter, Indian pale-ale, stout…
La forme correcte est India Pale Ale, le sens étant "bière claire destinée à l'Inde".
Pas de "n" à la fin d'India.(2)
On pourra discuter sur le tiret de "pale-ale", forme francisée - et à mon humble avis n'apportant rien - que l'on rencontre parfois dans des textes français de la fin du XIXe Siècle. Mais a ce moment-là, la cohérence voudrait qu'on écrive "india-pale-ale" avec un deuxième tiret. (3)
«Quand le pub a ouvert, il y a treize ans, on ne proposait que des bières plates, sans gaz. [...]
Cliché ou exagération ?
Des bières vraiment plates, il en existe certes dans le domaines des spécialités pointues, mais une cask ale anglaise, si elle n'est pas aussi gazeuse qu'une lager de masse Suisse poussée au gaz carbonique, présente une pétillance tout à fait perceptible. (4)


A Sainte-Croix, la Brasserie des Trois-Dames, ouverte il y a quatre ans, fait aussi une belle place aux bières anglo-saxonnes: l’assortiment de Raphaël Mettler compte une bitter, une IPA et des noires de type «stout».[...]
"Brasserie Trois Dames", pas "Brasserie des Trois-Dames". Les trois dames sont l'épouse et les deux filles du brasseur, pas un lieu-dit où serait sise la brasserie... (5)
Et c’est bien [l'eau]  – 80% du produit fini – qui fait la différence
L'eau constitue plus de 90% d'une bière à 5% d'alcool, pas 80%... (6)
«Pour brasser une IPA, les Anglais utilisent une eau très douce qui met le houblon en valeur»
Les bitters, pale ales et IPAs britanniques modernes ont pour référence les formes brassées à Burton upon Trent (centre de l'Angleterre), où l'eau est très dure (7), riche en sulfates, sels minéraux qui ne précipitent pas à l'ébullition, contrairement aux carbonates (ou, en langage courant, "calcaire").
Cette eau donne des bières au houblon très nerveux, assorti parfois d'une touche soufrée.
Les brasseurs qui ne disposent pas de ce type d'eau ont donc tendance à corriger leur eau de brassage avec du gypse (sulfate de calcium) quand ils brassent ce genre de bière.
[...] Les Anglais doivent une fière chandelle aux Américains. Sans eux, l’Indian pale-ale (IPA), née au XVIIIe siècle, aurait bien pu disparaître des pubs d’outre-Manche.
L'IPA n'est pas née au XVIIIe siècle. (8) Ce n'est pas une création spécifique taillée pour répondre à un besoin, tout au plus un style pré-existant qui s'est révélé particulièrement adapté.
Quand une brasserie londonienne du nom de Hodgson commence à fournir de la bière à la Compagnie Britannique des Indes dans les années 1740, elle fournit les bière "normales" de sa gamme, dont du porter, et des october ales ou october stock ales, bières de longue garde brassée chaque automne avec la nouvelle récolte de malt et de houblon. Ce sont ces dernières qui prendront en importance jusqu'à devenir le type de bière le plus exporté vers l'Inde.
Quand, dans les années 1820, Hodgson tenteront de court-circuiter la Compagnie pour exporter directement en Inde, la sanction sera immédiate : Hodgson sont boycottés, et la Compagnie se tourne vers les brasseurs de Burton-on-Trent pour leur demander un clone de l'october ale de Hodgson...
La dénomination India Pale Ale elle-même n'apparaît pas avant les années 1840, et ne s'impose pour ce type de bière que plus tard...
«Au fil des décennies, les brasseries anglaises se sont un peu endormies, explique Yan Amstein, principal importateur romand de bières. Mais les microbrasseries américaines ont redécouvert l’IPA, l’ont repopularisée, depuis une vingtaine d’années. Ce qui a poussé les Anglais à s’y remettre.»
Là, c'ess pas mal une question de perception, et on pourra discuter longtemps.
Le fait demeure que, au creux de la vague, dans les années 1980 et 90, nombre de brasseries britanniques avaient encore une IPA dans leur gamme - en fait une bitter relativement légère au houblon relativement affirmé. D'autre part, certaines microbrasseries britanniques produisaient déjà à la même époque des IPA "historiques" à 6% ou plus,  généralement en petit volumes...
Sans oublier la Worthington White Shield en bouteille, descendante en ligne droite des IPA historiques, qui est toujours là après moults changements de lieu de production et de propriétaire...
Accessoirement, il est de bon ton d'attribuer le coup d'envoi a renaissance des microbrasseries à l'Amérique seule, alors que le mouvement s'est fait pratiquement en même temps en Grande-Bretagne, à savoir autour de 1978-79... Et même en Belgique, c'est une période qui voit un tournant avec la création d'une première vague de nouvelles microbrasseries (comme l'Abbaye des Rocs...)
Signes distinctifs? Une amertume plus marquée et un taux d’alcool légèrement plus élevé que celui d’une bitter.
C'est le cas Ce n'est pas tout à fait aussi simple en Grande-Bretagne...
Comme mentionné ci-dessus, la dénomination IPA, outre-Manche peut, de nos jours tout aussi bien s'aplliquer à une version "de pub", à savoir une bitter peu alcoolisée (3,6-4%) mais au houblon marqué, qu'à une IPA "historique"  à 6% ou plus, avec un houblonnage musclé, ou à une IPA "moderne", dans les 4,5-5,5% avec un houblonnage s'appuyant tout ou partie sur des variétés de houblon nord-américaines.
Des caractéristiques liées à l’histoire de ce breuvage: «A l’origine, cette bière était destinée aux troupes anglaises en garnison en Inde. On ajoutait de la fleur de houblon dans les fûts pour jouer le rôle de conservateur naturel et permettre à la bière de supporter le transport.»
Discutable. L'invention du houblonnage à cru est certes attribuée par certaines sources à Hodgson, mais la chose n'est pas attestée de manière solide.
En outre, on est 3ncore ici dans les marges du mythe selon lequel l'IPA serait une création spécifique pour l'Inde (cf. ci-dessus)
Côté brassage, l’IPA reste une anglaise typique, une ale: une bière de haute fermentation. «Elle est brassée à température ambiante et les levures restent en suspension»[...]
Euh, oui, pendant la fermentation, la levure est en suspension, elle se dépose au fond ensuite...
Bitter
L’Anglaise type. Plate (peu de gaz), légère et faible en alcool, elle se distingue par sa couleur ambrée. 
La couleur ambrée n'est plus distinctive de la bitter depuis une vingtaine d'années. dans les faits, sa couleur s'échelonne du jaune paille au brun roux... (9)
Stout
La Guinness en est l’exemple le plus populaire. Une bière noire à base d’avoine, très forte et très lourde, caractérisée par des notes de torréfaction.
Ok, pour une fois, Guinness est écrit juste, mais pour le reste... un superbe bouquet final  !!

- La stout n'est pas à base d'avoine (c'est techniquement impossible, d'ailleurs, problème de gélatinisation à l'empâtage, ça vire au porridge, plus moyen de soutirer le moût après saccharification...), même si certaines en contiennent une petite proportion. (10)

- "très forte" : cliché ! outre-Manche, les stouts "de pub", grandes marques internationales ou issues de microbrasseries, affichent dans les 4,2 à 4,5% d'alcool par volume. Celle de Trois Dames titre actuellement 4,8%, soit plus ou moins la même chose que les grandes marques de lager blonde... (11)

- "très lourdes" : cliché aussi ! La "lourdeur" d'une bière est liée au taux de sucres résiduels (dextrines, entre autres), liés à la quantité de malt employée au départ, et qui a une influence relativement directe sur le taux d'alcool. Vu les taux d'alcool évoqués ci-dessus, et en l'absence d'une adjonction de lactose (cas spécifique des milk stouts), il est clair qu'une stout courante ne peut, objectivement, pas être qualifiée de "très lourde". Plutôt le contraire. (12)

Par contre, qu'on parle d'un goût corsé ou intense, oui, tout à fait...
Quoiqu'une comparaison verre en main entre une Trois Dames Black Stout et les grandes marques internationales de stout ne ferait que souligner le peu d'intensité aromatique de ces dernières...

Au bout du compte, on mesure le chemin qui reste à faire pour propager la bonne parole et à certains moments rectifier la version "officielle" ou "traditionnelle" de l'histoire de la bière, à la lumière des travaux récents qui se basent sur des sources d'époque, et dont le seul défaut - d'être en anglais - ne saurant en aucun justifier l'ignorance à leur sujet qui prévaut en terre francophone...

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