jeudi 5 novembre 2009

Un très agréable désastre...

Bon, serait temps que je relate un peu ma virée au Danemark d'il y a deux semaines...


Le but de l'expédition était de prêter main-forte aux confrères (zet -soeurs) de Danske Ølenthusiaster (DØE , la deuxième organisation de consommateurs de bière en Europe avec une dizaine de milliers de membres) au festival qu'ils organisaient pour la première fois à Esbjerg, sur la côte ouest du Jutland. Et c'était sur invitation expresse de Madame la présidente. J'avais certes objecté que je ne parlais pas la langue donc que je savais pas si je pourrais être utile dans ces conditions, et ça s'était soldé par un "t'en fais pas, on trouvera bien..."

Bon bon, si elle le dit...


C'est donc passablement amorti par une nuit de train (même en wagon-lit, ça reste une nuit de train...) que je suis arrivé le mercredi matin vers 9 heures au Musikhus, la halle de concert d'Esbjerg, pour retrouver Lars et Kaj-Erik (ça se prononce "Kâyék"), qui lançaient les travaux de mise en place des stands et du reste de l'infrastructure avant l'ouverture du jeudi en fin d'après-midi.

Une salle assez impressionnante, d'ailleurs, tant le foyer, très lumineux, que la salle, superbe exemple de salle de concert moderne polyvalente. Et c'est aussi assez remarquable qu'un tel endroit dédié à une culture "légitime", théâtre, opéra, musique classique, jazz, rock etc. puisse être ouvert à un festival brassicole. Preuve que la bière, sous une forme tout ce qu'il y a de plus civilisée, est parfaitement intégrée dans la culture danoise.

Danske Ølenthusiaster sont parfaitement rodés dans l'organisation de leurs festivals, nationaux ou locaux, avec une pratique qui pose un certain nombre de balises poussant à la modération.

- Choix du lieu à proximité des transports publics (gare), et autant que possible un bâtiment qui ait un certain cachet.


- Entrée payante, incluant un programme commenté très complet, un verre de dégustation gradué à 5 et 10 cl, et quelques jetons.

- Les jetons  (à 10 couronnes / 2 francs suisses pièce) donnent chacun droit à un échantillon de 10 cl, sauf exceptions clairement indiquées de 5 cl pour des bières plus rares ou coûteuses. Ces petits échantillons sont un signe clair qu'on est là pour déguster, pas se mettre sur le toit...


- Les stations de rinçage des verres, constituées de fontaines à eau de bureau et d'un estagnon équipé d'un  entonnoir, sont un système astucieux qui a l'avantage d'inciter par la bande les visiteurs à glisser un verre ou deux d'eau toutes les deux-trois bières.

- Les stands sont tenus par les brasseries elles-mêmes,  ou par des grossistes. Il y avait aussi à Esbjerg un stand tenu par un des cavistes en bières locaux et un. avec les bières de brasseurs qui n'avaient pu se déplacer, tenu par des bénévoles de DØE dûment briefés sur ce qu'ils vendaient (on n'est pas en France...). Cela assure que les bières soient servies par des gens qui les connaissent  bien, peuvent en parler et conseiller les visiteurs correctement.

- L'accent est mis sur les micro-brasseries, bien sûr, ou les indépendantes de plus grande taille comme Refsvindinge. Mais Carlsberg, par exemple, avaient aussi un stand, avec une bonne partie de leur gamme de bières spéciales, comme les Jacobsen et les Semper Ardens. Des bières spéciales d'un excellent niveau, qui laissent toujours rêveur quand on pense au caractère éminemment timoré des produits Carlsberg sous nos latitudes...

- Côtés bénévoles, chargés de l'infrastructure, organisation, vente des jetons, de la boutique etc. il y a un uniforme simple et pratique (gilet de sommelier rouge foncé brodé, du XS au 5XL) et la consommation d'alcool sous ledit uniforme est interdite (mais bon, il suffit de le ranger quelques minutes pour pouvoir déguster un échantillon avant de le remettre, quoiqu'à ce rythme ce soit très difficile de boire plus que de raison)

- Au passage, une moitié des bénévoles sont des femmes, y compris parmi les responsables de l'organisation du festival. Par ailleurs, un tiers des visiteurs des festivals organisés par DØE sont des femmes, et des femmes qui boivent des bières, tous les types de bières, sans qu'il y ait de stigmatisation, sans que cela défrise qui que ce soit et sans qu'il y ait quelques blaireaux pavés de bonnes intentions qui veuille absolument leur fourguer des liquides édulcolorés à bubulles.

- Des animations comme la légendaire préparation à l'azote liquide de sorbet à la bière par quelques étudiants en chimie volontaires permettent aussi de faire passer le message que la bière ce n'est pas qu'une question d'alcool, mais surtout une question de goût.


- L'accueil des groupes qui s'annoncent à l'avance est soigné, particulièrement s'il s'agit d'étrangers.
Avec mon anglais atrocement british, j'étais désigné volontaire d'office pour expliquer le fonctionnement du festival et les caractéristiques du paysage brassicole danois à un groupe de membres britanniques de la CAMRA, arrivés de Harwich par le ferry quotidien : 18 heures aller, 5 heures sur place, 18 heures retour... Heureusement, la compagnie de ferry sont arrangeants et tout ce petit monde, dans les deux sens, a été autorisé à embarquer avec ses fûts de bières choisies pour le voyage. Et c'était le "match retour", vu que ce sont les membres DØE d'Esbjerg qui ont inauguré le principe l'an dernier en allant au festival CAMRA de Harwich.  Ben ouais, quoi, c'est tout droit, par là, et on va pas laisser cette malheureuse Mer du Nord  se mettre en travers de notre chemin, tout de même...

Quelques heures plus tard, je rempilais avec un groupe de visiteurs portugais très sympathiques, ouverts, intéressés à goûter et comprendre des bières inédites voire, pour eux, étranges, et touchés qu'il y ait quelqu'un chargé de les accueillir et de les aider à appréhender cet environnement inconnu. Un grand moment de convivialité pan-européenne autour de quelques bières choisies... quand on vous dit que la bière rapproche les gens en toute simplicité !

Bref, tout ça est assez remarquablement pensé, calibré, les bénévoles savent ce qu'ils ont à faire et s'affairent dans un doux mélange d'efficacité, d'humour à froid et d'autodérision très nordique. Au final tout se passe dans une autodiscipline remarquable: pas besoin de pousser les gens dehors à la fermeture, par exemple.


Il n'empêche qu'au bout du compte, cette tentative d'implanter un festival à Esbjerg restera probablement sans suite, le nombre de visiteurs escompté n'ayant pas été atteint, et de loin.
Et ceci malgré une belle pénétration des médias locaux, presse, radio, télévision, et malgré une banderole Ølfestival à l'entrée parfaitement visible et lisible depuis le Torvet - la place centrale d'Esbjerg - à 300 mètres de là. Les membres locaux de DØE étaient - à juste titre - très déçus.


Alors quoi ?
Alors, mon interprétation, qui n'engage que moi, et je la partage, est que ce festival a probablement été victime de ce que j'appellerais le syndrôme de la petite ville: le genre d'endroit un peu décentré où pas mal de voix s'élèvent - sans forcément que ça soit particulièrement fondé - qu'il ne se passe jamais rien. Et quand quelque chose se passe, les indigènes ont beaucoup de peine à se dire qu'ils faudrait qu'ils sortent de leur immobilisme et se bougent un tout tout petit peu s'ils veulent que ça dure (ce qui me rappelle un peu l'ambiance d'une certaine ville suisse... celle à l'autre bout de l'autre lac...)

N'empêche que quand j'ai remercié tout le monde à la fin en leur disant que cela avait été a very enjoyable disaster ("un très agréable désastre") en leur compagnie, il y a eu un bel éclat de rire...
Pas du genre à se laisser abattre, ces descendants de Vikings... le prochain festival DØE , grand modèle, aura lieu à Copenhague, au TAP1, un des bâtiments de l'ancienne brasserie Carlsberg du 6 au 8 mai 2010.

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