jeudi 19 novembre 2009

Jusqu'où aller trop loin...

Ces derniers jours, la blogosphère britannique bruisse d'une question : "BrewDog ont-ils fini par vraiment aller trop loin ?"

Il faut dire que leur dernière provoc' en date est particulièrement carabinée : la microbrasserie écossaise a annoncé que la plainte contre elle contre elle en août dernier auprès du Portman Group avait été déposée ...par eux-mêmes!


Mais il faut peut-être expliquer le contexte, parce que c'est une longue histoire...

BrewDog est une microbrasserie écossaise fondée fin 2006 à Fraserburgh, dans l'Aberdeenshire, près du coin nord-est de l'Ecosse. En fait de microbrasserie, c'est en fait déjà une assez grosse affaire avec une production annoncée de 120'000 bouteilles (de 33cl) par mois pour l'exportation, donc quelque chose de l'ordre de 4'800 hectolitres par an, auxquels il faut ajouter les bouteilles pour le Royaume-Uni et la petite quantité distribuée en fût.
Les deux fondateurs, James Watt et Martin Dickie on rapidement fait parler d'eux en se positionnant en rupture par rapport au marché britannique.

Rupture sur les styles de bières, en suivant franchement la voie tracée par les microbrasseries étasuniennes : des IPAs et Double IPAs à 6 ou 9% d'alcool, avec des houblonnages très massifs faisant appel aux variétés nord-américaines, des stouts à 9% vieillies en fûts de whisky d'Islay, IPA à 9% vieillie en fût à bord d'un chalutier...
Tout ce genre de choses dans l'air du temps des bières "extrêmes".
Et les produits sont bons, si l'on fait abstraction du petit arrière-goût métallique qu'on trouve parfois dans les bières plus légères de la gamme...

Rupture de par le format : là où les bières traditionnelles de fermentation hautes sont en général vendues en bouteilles de 500ml, les 330 ml étant réservées aux grande marques de lagers blondes de masse pour jeunes encravatés urbains, BrewDog ont depuis le début embouteillé en 330ml uniquement.
Et les étiquettes sont aussi en rupture, avec un graphisme contemporain assez minimaliste, mais identifiable immédiatement , là où le secteur joue pour l'essentiel sur la tradition.

Rupture enfin par le ton de leur communication. Qu'il s'agisse des étiquettes, des descriptions de leurs bières ou de leurs communiqués de presse, BrewDog sont les sales gamins autoproclamés du monde brassicole britannique. La provoc' est une seconde nature, ils en usent et en abusent.

L'étiquette de leur Punk IPA, par exemple, nous explique qu'on ferait mieux de reposer cette bouteille immédiatement, parce qu'on ne l'aimera de toute manière pas, qu'on n'est pas assez sophistiqués pour ça. Après avoir lu ça, personne ne va reposer la bouteille au linéaire, c'est clair. Et c'est d''ailleurs un pompage de la communication de Stone Brewing aux USA.

Très vite, cette agitation a attiré l'attention du Portman Group, le gendarme d'autorégulation de l'industrie britannique de l'alcool.
Le Portman Group est un gendarme critiqué pour sa tartufferie, tel le braconnier se proclamant garde-chasse. Tartufferie qu'il a démontré en cherchant noise à des microbrasseries en raison du nom de leurs bières, par exemple la Skullsplitter d'Orkney Brewery, sous prétexte d'incitation à la violence, et cela plus de 10 ans après sa mise sur le marché, alors que rien n'était fait pour freiner la promotion à un jeune public des alcopops produits par les principaux membres dudit gendarme de la gnôle...
Il faut cependant reconnaître que le Portman Group joue parfois aussi un rôle de défense contre l'hystérie anti-alcool des milieux de la "prévention", donc le politiquement correct confine trop souvent à la c*nnerie pure et simple.

On citera en particulier la plainte auprès du Portman Group déposée par Alcohol Concern - une instance financée par le gouvernement britannique - contre l'étiquette de la Dorothy Goodbody Wholesome Stout de la brasserie de Wye Valley, sous prétexte que ladite Dorothy, pin-up délicieusement rétro, ne porterait soi-disant pas de culotte (cf. à droite, cliquer pour agrandir et se dire que... oui, y'a des malades qui s'ignorent!). Cette plainte avait été rejetée, comme ne constituant pas une violation du code de conduite de la branche.

Enfin bref, le Portman Group ont aligné les procédures d'examen contre les étiquettes de BrewDog à fin 2008... dans le détail :

- la Punk IPA étant décrite comme "une bière agressive", le panel du Portman Group a considéré que le qualificatif risquait surtout de s'appliquer aux consommateurs de cette bière, donc incitation à la violence. (ben voyons, avec la dose de houblon bien sédatif qu'il y a dedans...)

- l'HopRocker était décrite de manière ironique comme un "aliment nourrissant" duquel "il y avait encore de la magie à extraire".  Ce qui a été interprété par le panel comme impliquant que la bière en question pouvait amélorer les capacités physiques et mentales.

- La RipTide, décrite comme une "stout tordue et sans merci", a aussi été jugée comme une incitation aux comportements antisociaux.

Ces trois-là ont été de fait rejetées après procédure.


Mais dans une autre procédure, la Speedball, bière rousse à 8% à la guarana a bel et bien été condamnée et BrewDog de fait contraints de la retirer, le terme désignant aussi un mélange d'héroïne et de cocaïne.

Quand en juin dernier, BrewDog ont mis sur le marché la Tokyo*, une version gonflée de leur stout impériale à 12% Tokyo et titrant 18,2% d'alcool, la montée aux barricades a été générale.
D'un côté, des organisation de "prévention" en particulier Alcohol Focus Scotland, dénonçant une incitation à l'abus d'alcool qui allait nécessairement faire des ravages parmi la jeunesse du pays et montrait une attitude irresponsable.

De l'autre nombre de journalistes brassicoles comme l'excellent Pete Brown relevant que la Tokyo* est une bière noire très épaisse, un liquide qu'il est exclu de boire de manière compulsive (en ayant eu une bouteille courtesy of The Legendary Melissa Cole, je confirme : très buvable pour une densité pareille de mon point de vue de dégustateur fait au feu, mais de nature à faire fuir le buveur de base vu son épaisseur et son intensité) était vendue dans une poignée de boutiques spécialisées, qu'elle coûtait £9.99 (dans les 18.- Frs.) la bouteille de 33 cl, ce qui la rendait invendable au buveur moyen.
Pete Brown a poussé le raisonnement plus avant, en dressant une liste d'exemples prouvant qu'il y avait, dans les supermarchés britanniques, bien d'autres manières de se procurer une plus grande quantité d'alcool pur par livre sterling (jusqu'à 7,5 fois plus !), qu'il s'agisse de bières, de vins ou de spiritueux.


La chose avait pris une telle  ampleur que, jamais à cours de provoc', BrewDog ont commercialisé cet automne la Nanny State ("Etat-nounou", expression péjorative usuelle outre-Manche pour désigner les abus d'une administration paternaliste), une bière brune à 1,1% et... 225 unités internationales d'amertume
(aussi appelées IBU, soit des milligrammes de résine de houblon isomérisée par litre de bière: une lager blonde de masse tourne autour des 15 IBU. Mais dans le verre, tout ce houblon est apparemment plus aromatique que vraiment amer...)

Entretemps, la polémique autour de la Tokyo* avait aussi fait l'objet d'une plainte auprès du Portman Group, de la part d'Alcohol Focus Scotland et de "a member of the public". Plainte retenue pour violation du code de conduite de la branche. Les conséquences effectives sont difficiles à jauger, mais le Portman Group n'a pas les attributions pour prononcer une interdiction, et le résultat sera probablement de l'ordre de quelques difficultés supplémentaires de distribution pour BrewDog.

Et c'est là que BrewDog ont récemment craché le morceau : le "member of the public" était James Watt, un des deux fondateurs et patrons de la brasserie. Joli coup: on tire le tapis sous les pieds du gendarme...

L'idée était de discréditer le Portman Group en exposant son inutilité et sa tartufferie, et c'est probablement réussi. Faut pas être bien malin pour accepter une plainte provenant de la brasserie contre elle-même, ou - à supposer qu'elle l'ait été - pour accepter une plainte anonyme.. (Il semble que les règles de procédure du Portman Group prévoient que toute plainte doit être examinée, et c'est peut-être là le problème.)

Mais en même temps, que la brasserie admettre s'être livrée à une manipulation aussi énorme, destinée à employer le Portman Group comme caisse de résonance pour sa promotion commerciale, ça commence à être un peu plus douteux sur le plan déontologique, et surtout à mettre en doute sa crédibilité et sa bonne foi quand elle se présente en victime de l'acharnement des prohibitionnistes.
Le risque , aussi que les gens qui ont pris la parole pour défendre BrewDog dans leurs démêlées avec le Portman Group et consorts, se sentant manipulés, deviennent beaucoup plus circonspects à l'avenir et donc que la brasserie perde non seulement une caisse de résonnance importante sur le plan marketing, mais aussi le soutien d'une partie de ceux et celles qui l'ont défendue ces deux dernières années.

Pour ceux qui lisent l'anglais, le problème a été très bien posé par Pete Brown, suscitant un débat intéressant, incluant des réponses de James Watt...
Mais c'est absolument pas sûr que BrewDog se calment dans les prochains mois... à suivre !

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Théorie du chaos? J'aime. Effectivement des vrais punk qui tout compris du capitalisme :o)

Laurent Mousson a dit…

'gzactement, très forts dans l'art de choquer le bourgeois pour lui vendre sa salade...