jeudi 8 octobre 2009

Petits arrangements avec la réalité...

"Bier braucht Heimat", comme disent les brasseurs alémaniques : la bière a besoin d'une patrie, d'un terroir. Quel que soit le type de bière, elle est rarement aussi bonne que sur le lieu de production. Ajoutez à ça la demande accrue dans le domaine alimentaire pour des produits locaux, traçables, aux producteurs connus, et le résultat peut être spectaculaire : dans les deux ans qui ont suivi la fermeture en 1996 de la brasserie du Gurten à Berne par Feldschlösschen, tant Felsenau à Berne qu'Egger à Worb avaient pratiquement doublé leurs volumes de production, parce que la demande dans la région de Berne pour de la bière locale s'était reportée chez eux.

Du coup, en Suisse, on ne manque pas de bières à identité locale. Par contre, elles ne sont pas forcément produites où leur nom le laisse croire.
Le Switzerland Beer Guide de mon excellent compère Bov est à ce titre assez instructif, surtout quand on le confronte avec les sites web des brasseries concernées...

D'un côté, les deux groupes qui dominent le marché Suisse ont gardé leurs marques locales. Si Carlsberg Suisse produit toujours la Valaisanne à Sion, les marques Gurten, Warteck, ou Hürlimann, liées respectivement à Berne, Bâle et Zurich, sont produites à Fribourg ou à Rheinfelden.
Chez Heineken Suisse, Haldengut à Winterthur a été fermée depuis belle lurette, et la production transférée chez Calanda à Coire. Calanda qui est en voie de fermeture, vu qu'Heineken a racheté Eichhof à Lucerne au printemps 2008 et a annoncé vouloir y concentrer sa production.

Mais les grosses brasseries n'ont de loin pas le monopole de ce genre de chose...

A Genève, on a vu il y a quelques années le feuilleton délirant de la Belle de Genève, tour à tour brassée par Turbinenbräu à Zürich, et apparemment par la Brasserie Artisanale du Sud à Nyons (dans la Drôme, en France) et je ne sais qui encore, avant de disparaître du paysage, malgré diverses annonces de retour émanant des uns et des autres.

Au bout du Léman toujours, cela fait dix ans que les frères Papinot écoulent une gamme de bières sous la marque Calvinus, en insistant sur l'identité genevoise de produits qui sortent des cuves de Locher à Appenzell. La solution provisoire annoncée à l'époque du lancement de la blanche est donc devenue passablement définitive. Les recettes sont spécifiques à la marque, mais le lieu exact de production n'apparaît pas sur l'emballage.
Bon, en étant très mauvaise langue, on pourra dire que ça vaut peut-être mieux, vu le niveau général peu emballant des brewpubs et micros genevois...
Et peut-être bien que les frères Papinot se sont, eux, rendus compte de la grande difficulté qu'il y a à reprendre une production dans ses propres installations et à y reproduire une bière de manière fiable.

A Zürich, on trouve Striker, qui tartine sur son site web à propos de la diversité et la tradition de la bière à Zürich, mais admet dans la foulée que sa bière est brassée dans l'Allgäu, en Bavière...
Züri Hell aussi mettent en avant leur identité zurichoise, en particulier l'usage de houblon venant du canton de Zurich... il n'empêche que la bière est produite (et aussi commercialisée) Par Sonnenbräu à Rebstein, dans le canton de St-Gall...

A Bâle, la Basler Zeitung a récemment creusé la question : Si Fischerstube / Ueli-Bier affichent clairement sur leur bière en bouteille qu'elle est brassée par Lasser à Lörrach, juste de l'autre côté de la frontière avec l'Allemagne - ce qui avait un certain sel à l'époque de la Tut-Anch-Ueli, qui contenait de l'épeautre cru et des dattes -, les autres petits brasseurs bâlois ne s'embarrassent pas trop de transparence.
Unser Bier, par exemple, qui produit bel et bien de son côté, fait produire la moitié de ses bières à l'extérieur, sans l'indiquer sur les étiquettes ni annoncer clairement où.
Et il y a Em Basler sy Bier, avec un joli numéro d'équilibriste... D'après le site web, très branchouille, c'est une bière bâloise brassée avec du houblon bio et de l'orge bio de la région bâloise... enfin, en partie avec de l'orge de la région, parce qu'il n'y en n'a pas assez sur le marché.
L'eau, quant à elle vient "d'une des 16 sources du Rhin", et c'est là que ça commence à coincer : La source du Rhin en question est la rivière Sitter, qui se jette dans le Rhin à Thur, en Thurgovie, et passe par... Appenzell.
En fait, Em Basler sy Bier est elle aussi produite par Locher à Appenzell, ce qui fait un peu tache par rapport aux prétentions 100% bâloises affichées par la boîte. Et la chose n'est bien sûr pas indiquée sur l'étiquette.

A Bienne, j'ai un autre exemple de brasseur multipliant les bières à façon et d'étiquette pour d'autres : Aare Bier à Bargen, près d'Aarberg.

Outre sa gamme propre (Kellerfrisch, Amber et Weizen) Aare Bier produit depuis 2006 les Bier-Bienne 1 (ambrée) et 2 (blonde) pour Augenbrauerei Biel, à savoir le binôme Pooc / Bier-Bienne.
La provenance est déclarée spontanément au bar Pooc quasi-unique point de vente à la pression, et figure maintenant sur les étiquettes des bouteilles. C'est donc une situation limpide, avec des recettes spécifiques et une implication concrète du commanditaire dans toutes les phases de production (l'ami Trini garde sa bière à l'oeil de bout en bout...) En outre, le lieu de production est à moins de 15 kilomètres de Bienne.

Aare Bier produit aussi, la bière vendue à Lucerne par Lozärner Bier, chose indiquée sur l'étiquette.
Les produits de Braukultur AG à Uetikon am See au sud de Zürich, Goldküstenbräu, Oberländerbräu et Usterbräu Export (en collaboration avec Brauerei Uster) sont aussi produits par Aare Bier, chose annoncée sur l'étiquette, mais qui fait quand même un peu rigoler par rapport au ronflant "Centre de compétences pour les productions locales de bière" mis en avant sur leur site web.

(Petite digression... dans une incarnation précédente, Goldküstenbräu avaient une "brasserie" dans un garage à Uetikon am See, occupé actuellement par Spiffing Ales, à savoir Robert Ellis, un sympathique expat Britannique. Robert Ellis produit bel et bien sur place des bières au pedigree very British. Il y a juste que quand il a repris les locaux, les écoulements et raccordements d'eau nécessaires pour brasser n'avaient jamais été mis en place... No comment!)

Mais quand on les goûte - et qu'on connaît la gamme Aare Bier "normale"-  ces Lozärner, Goldküstenbräu et Oberländerbräu, on a comme une étrange impression de déjà vu :

La Lozärner Bier est sans doute possible de l'Aare Kellerfrisch sous une autre étiquette...
La Goldküstenbräu et l'Oberländerbräu Hell sont aussi très probablement de la Kellerfrisch, alors que l'Oberländerbräu Amber est sans doute possible une Aare Amber... le tout bien sûr ré-étiqueté.

Le cas de l'Usterbräu Export est un peu moins clair : il y a une parenté indéniable avec l'Aare Amber, mais pas à l'identique. S'agirait-il d'un mélange avec autre chose ? A priori pas de la Kellerfrisch vu la couleur très proche de l'Aare Amber... et là, de deux choses l'une : soit il y a addition d'un colorant (genre Sinamar), ou c'est un mélange avec une autre bière ambrée.
Auquel cas : il n'y a à ma connaissance qu'une autre bière ambrée produite chez Aare Bier...

Plus que le jeu dangereux qu'Aare Bier joue ici avec sa réputation en ré-étiquetant ses produits, par ailleurs franchement bons, on peut s'interroger sur les intentions des commanditaires :

- Pensent-ils vraiment ramener la production à terme à Lucerne, respectivement Zürich ? 
- S'ils le font, reprendront-ils la même recette (ou une autre) ?
- Pensent-ils vraiment que les consommateurs ne se rendront pas compte, à ce moment-là, que la bière est différente ?

Fondamentalement, ces commanditaires commercialisant des bières produites ailleurs sont contraints de jouer la carte locale, car elle est la seule spécificité claire face aux produits de masse d'Heineken Suisse et Carlsberg Suisse.
C'est d'autant plus sensible côté alémanique, où la plupart des petits brasseurs sont viscéralement incapables de sortir de la demi-douzaine de styles de bière germano-suisses usuels (l'excuse étant "c'est ce que les clients veulent..." Bien sûr, s'ils ne connaissent rien d'autre !), et ne peuvent donc se différencier des gros sur ce terrain-là...

La question qu'on me posera est "pourquoi déballer tout ça" ?
C'est simple : il y a un gros défaut de transparence vis-à-vis du consommateur.
A force de bricolages du genre, l'importance qu'on apporte encore au principe vital de bière locale risque de ne plus être qu'une coquille vide...

Auso: zum Wohle mitenand !

[Avec un grand merci à Bov pour les quelques échantillons édifiants]

1 commentaire:

Bov a dit…

Pour compléter tes exemples et pour montrer que ce genre de pratique à le vent en poupe, en voici quelques autres:
- Aemme (Langnau): ils ont brassé pendant plusieurs années eux-mêmes avant de se dire que s'était plus facile de le faire faire par Locher. Quant à la bière, je ne sais pas si la recette est de leur cru.
- Ackerman (Wolfwil) fait brasser une bière faite avec leurs propres houblons par Locher et ceci depuis quelques années déjà. Ils ne s'en cachent pas.
- Keineken fait brasser par Unser Bier (bon, pour l'instant les bières ont été séquestrées ...)
- Amboss (Zurich) fait brasser par Baar, mais ne s'en cache pas.
- Hopfentropfen, producteur de houblon, s'en remet également à Locher.
- Stierbräu, une micro pourtant très ... micro, fait brasser par Kündig Bräu (pas très grand non plus) sans le préciser exactement.
- Lanzbier (www.lanzbier.ch), nouveau venu du canton de Nidwald, à choisi Rosengarten.
- et finallement la toute nouvelle San Gottardo (www.birragottardo.ch/it/) au Tessin, qui, bien que promettant un site de production pour mars 2010, fait entretemps brasser ses bières par Rosengarten.

C'est donc un phénomène un pleine expansion et je crains qu'il sera difficile d'y voir clair dans 2 ou 3 ans ...

Ahhh, quant à Uster, j'ai eu la confirmation récemment qu'ils n'avaient pas de brasserie, mais comptait bien en mettre une sur pied d'ici l'été prochain. Je leur souhaite bonne chance pour brasser quelque chose approchant l'Usterbräu Export actuelle :-)