vendredi 16 octobre 2009

"Premier prix" : le paradoxe helvétique

D'aucuns se souviennent certainement d'une certaine émission de télévision avec un test de bières blondes.
A la consternation générale, la Denner Lager était sortie deuxième, devant nombre de grandes marques.

Consternation générale ? Pas vraiment.
A l'époque, Sidonie Bündgen, elle-même brasseuse, qui avait participé à l'émission, avait résumé la situation hors caméra en un cinglant "Normal... quand tu bois de la Denner Lager, on te fait pas payer les parasols !"
Exactement... Si la Denner Lager s'en était bien tirée, c'est parce qu'en Suisse, certaines marques de distributeurs sont produites sans recourir à des petites économies honteuses genre brassage et fermentation à haute densité (cf. l'aveu du directeur d'Heineken Suisse, face caméra, dans ladite émission A Bon Entendeur du 6 octobre 2006... Luc Mariot avait fait très fort sur ce coup-là !)

Typiquement, pour augmenter le rendement d'une installation de brassage d'une capacité donnée, on brasse et on fermente une bière à une densité correspondant à 7 ou 8% d'alcool, mais on la dilue, au conditionnement, pour qu'elle revienne aux 4,7 ou 4,8% "normaux". Ce qui permet de produire facilement 20 ou 25% de bière en plus avec les mêmes cuves.
L'effet est le même que si on dilue un thé très fort : un joli goût aqueux du produit fini, quoi qu'en disent les producteurs, qui n'aiment pas en parler, mais pas du tout. En fait, c'est la meilleure façon de causer un froid glacial quand on visite une brasserie industrielle...
Bon, lesdites brasseries industrielles vivent du fait qu'une majorité de la population n'accorde aucune importance au goût des choses, alors pourquoi ils se gêneraient de jouer aux dilueurs fous, hein ?

Bref, les bières "premier prix" sous marques de distributeurs suisses semblent parfois produites sans passer par ce petit raccourci honteux, si on en juge par les quelques bonnes surprises qu'il y a dans ce secteur-là.

Peut-être bien parce que ces bonnes surprises, étant produites en tonnages pas très importants vu la taille du marché suisse, ne justifient pas de se livrer à ce petit jeu-là. (Chose qui avait été étayée par le bon classement, dans le test évoqué, de la Valaisanne Blonde 25, un produit Carlsberg Suisse, mais elle aussi produite en petit tonnage à Sion)

C'est très difficile sur ce créneau-là de déterminer qui produit quoi, les étiquettes étant obstinément muettes (contrairement au bières bio sous marques de distributeur, vu que le cadre du Bio prévoit la transparence quant au titulaire de la licence bio, qui doit être indiqué sur l'emballage)... mais des rumeurs plus ou moins persistantes circulent.
La Denner Lager sortirait apparemment des cuves d'une brasserie appartenant à Ramseier (ex-Unidrink, ex-Lupo's Getränke). C'était aussi le cas de la bière Farmer - blonde et brune - vendue dans tous les Landi du pays, qui est une autre de ces bières surprenantes de caractère en regard de son prix, jusqu'à ce que Landi changent de commanditaire et se fournissent en Allemagne.

Le cas le plus spectaculaire est cependant celui de la bière Helvetia / Prix Garantie de Coop (produite par Heineken Suisse, si l'on en croit le rapport de la Commission de la concurrence sur la reprise d'Eichhof par Heineken en 2008, page 14... ), qui, en dégustation à l'aveugle, domine non seulement les autres marques distributeur bas de gamme de la Coop comme Tell (produite elle aussi par Heineken Suisse), mais aussi les grandes marques qui coûtent trois fois et demi plus cher (Par exemple, l'Heineken, qui sort de la même brasserie, coûte Fr. 2.20 la boîte de 500ml, contre -.65 pour la Prix Garantie...)
Pas une bière exceptionnelle, mais quelque chose de vraiment correct, avec un petit peu de corps, un houblon floral vraiment perceptible au nez et une bonne amertume en sortie. Un bon exemple, honnête et éminemment buvable, de Schweizer Lager Hell (cf. mon topo sur l'héritage du cartel de la bière en Suisse)

Quand il s'agit, au bureau, d'organiser des apéros, par exemple quand un ou une collègue nous quitte, la question que me posent souvent mes collègues c'est "on prend quoi comme bière ?", certains qu'il faut du spécial ou du cher pour me satisfaire, avec ma réputation...
Quand je réponds "oh, si tu vas à la Coop, prends de la Prix Garantie...", y'a des mâchoires qui tombent, parmi ceux qui ne sont pas encore au courant, tant le schéma "premier prix = bêêrk / grande marque = miam" est enraciné dans les esprits...

Moralité : c'est mieux de soutenir les petites brasseries locales et les micros, mais quand il faut de la bière "sacrifiable" en quantité pour une fête, de la bière qui soit à la fois pas chère, acceptable par les profanes, et vraiment, honnêtement buvable, c'est, paradoxe helvétique oblige, du côté des "premier prix" qu'il faut chercher, parce qu'il y a quelques perles...

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