jeudi 3 décembre 2009

La mienne est plus forte que la tienne !


Je vous avais dit qu'on reparlerait de BrewDog...

Le 26 novembre, la microbrasserie écossaise BrewDog ont annoncé la sortie d'une nouvelle bière, baptisée Tactical Nuclear Penguin (ahem... "Pingouin nucléaire tactique"... une allusion au fameux "Exploding penguin sketch" des Monty Python, peut-être ?), avec une bonne dose de provocation, pour changer, vu que ce petit monstre affiche 32% d'alcool par volume.

Ce qui a immédiatement provoqué l'ire d'Alcohol Focus Scotland, sur le mode "nous voulons savoir pourquoi des brasseurs voudraient-ils brasser quelque chose qui est presque aussi fort qu'un whisky ?"

Mais parce qu'ils en ont la possibilité technique et légale, simplement !

A £30 (oui, trente livres sterling, soit plus de cinquante francs suisses) la bouteille de 330ml, avec deux points de vente annoncés en Grande-Bretagne, la Tactical Nuclear Penguin ne s'adresse pas vraiment au poivrot de base ni aux jeunes mâles en quête d'une cuite avantageuse, vu qu'elle est beaucoup plus chère que de la vodka de grande surface.


Le grand guignol habituel, quoi, avec un certain arrière-goût de déjà vu, comme un écho de l'affaire Tokyo* de l'été dernier.
 A ceci près - probablement suite à la polémique sur la Tokyo* l'été dernier - que l'étiquette porte apparement une petite mise en garde qui dit :   
Ceci est une bière exrtrêmement forte, elle devrait être dégustée en petites portions et avec un air de nonchalance aristocratique. Exactement de la même manière dont vous dégusteriez un bon whisky, un album de Frank Zappa ou la visite d'une fantôme amical mais anxieux.

(Dans le texte : This is an extremely strong beer, it should be enjoyed in small servings and with an air of aristocratic nonchalance. In exactly the same manner that you would enjoy a fine whisky, a Frank Zappa album or a visit from a friendly yet anxious ghost.)
Une autre petite surprise est que ça a dérapé en concours international de b*tes entre brasseurs adulescents, BrewDog n'étant pas totalement seuls sur le terrain des taux d'alcool extrêmes: Les précédents détenteurs du record, la brasserie allemande Schorschbräu, qui culminaient avec un Schorschbock à 31%, ont annoncé aussi sec la sortie d'une version à 39,44% pour début 2010. La mienne est plus forte que la tienne, et mon brassin il est plus fort que le tien...

Voilà voilà...mais comme l'a très justement proposé d'entrée Pete Brown : peut-on parler de la bière ?

Deux questions s'imposent : est-ce encore de la bière ? Et est-ce buvable ?

Sur la question de la nature brassicole du produit, on lit tout et n'importe quoi sur le web ces derniers jours, ça aligne les arguments foireux dans les coins sans forcément avoir bien compris de quoi il retourne...


Mon avis personnel tout bien considèré est que c'est bien de la bière. A savoir une boisson fermentée à base de céréales (parfaitement, j'inclus le saké, la chicha et le dolo dans le concept de bière, et tant pis pour ceusses à qui cela déplaît !).

Il est effectivement difficile de dépasser les 15% uniquement par fermentation, des cas isolés parvenant, avec des levures à champagne à des 17, 20 voire 23%, mais les levures finissent toujours par cesser de travailler sous l'effet de trop d'alcool... Un processus particulier est nécessaire.

La Tactical Nuclear Penguin, tout comme les Schorschbock à 31 et 39 %, est obtenue à la manière d'une Eisbock, à savoir par congélation.
L'eau gèle avant l'éthanol, donc si on retire la glace, on enlève avant tout de l'eau (accompagné d'un peu d'alcool et de solides, en particulier des protéines, issus du malt et du houblon), donc au final on augmente la proportion d'alcool dans le liquide restant.

Le terme correct  pour ce genre de procédure est apparemment fractionnement par congélation (freeze fractioning). Certains parlent de distillation par congélation (freeze distillation), ce qui est certes un terme courant, mais engendre la confusion dans les esprits. On trouve du coup sur le Grand Cyberfoutoir nombre de commentateurs peu avisés qui se cramponnent au mantra "c'est une distillation donc c'est plus de la bière..."

Sauf que non, c'est pas une distillation à proprement parler, et surtout, c'est pas là la question.

La question est la présence des solides issus du malt et du houblon dans le produit fini.

Quand on extrait l'alcool d'une fermentation de malt en vue de le garder, en jetant le liquide restant, qui contient l'extrait sec issu du malt et du houblon, le produit fini n'est effectivement pas de la bière, mais un distillat, débarrassé de ses solides.

Quand on retire par congélation ce qui est essentiellement de l'eau d'une bière afin de la concentrer, le liquide qu'on garde, cette bière "concentrée" contient toujours l'essentiel des solides issus du malt et du houblon. C'est donc une bière.
Par analogie, on relèvera que quand on extrait, par distillation sous vide, l'alcool d'une bière, dans le but de commercialiser ce liquide désalcoolisé, c'est bel et bien de bière sans alcool qu'on parle, parce que les solides du malt et du houblon y sont toujours présents.

Donc même en tenant compte du bidouillage par congélation, ces boissons-là sont bien des bières, et non des spiritueux.
(D'éventuelles limitations douanières ou législatives qui posent des limites supérieures en taux d'alcool à la notion de bière ne doivent pas non plus faire diversion ou autorité, leur objet étant fiscal, et non la nature effective du produit. C'est aussi l'objet, par exemple de la loi texane qui prévoit que toute bière de plus de 6% doit s'appeler ale, même si c'est une fermentation basse.)

Ensuite, est-ce buvable, une Tactical Nuclear Penguin à 32% ou une Schorschbock à 31%. Ne les ayant pas - encore - goûtées, je ne peux pas me prononcer de manière définitive, mais j'ai quelques pistes...

La première est d'avoir au l'occasion de déguster la Schorschbock dans sa version à 16%, et la BrewDog Tokyo* à 18,2%
A ce genre de densité, la Schorschbock fait l'effet d'un sirop de malt caramélisé, huileux, avec une amertume poisseuse, un peu métallique. L'impression générale est une grande lourdeur. La Tokyo*, par contre, bien que l'alcool y soit très évident, est nettement moins épaisse, et joue sur divers registres pour trouver un semblant d'équilibre.
L'avantage, sur le papier, irait donc à BrewDog.

La deuxième piste est une dégustation il y a 18 mois de la Samuel Adams Utopias - dont un nouveau lot vient d'être mis sur le marché.

Hors de prix, vendue dans une bouteille d'un kitsch particulièrement appuyé, dopée jusqu'aux yeux (27%) à coups de sirop d'érable, plate, et huileuse, l'Utopias se pose sur le registre des liqueurs et vins de dessert. Son gros problème est un alcool très agressif, omniprésent, qui couvre le caractère complexe de l'ensemble.
C'est particulièrement criant si on la compare avec une Xyauyù de la brasserie Baladin, qui, dans un registre similaire, n'affiche que 13% d'alcool et une complexité bluffante quelque part entre le porto et le rhum ...

Donc au bout du compte, ce sont à mon humble avis les taux d'alcool affichés qui risquent de vouer ces bières à l'échec sur le plan organoleptique.  

Moralité : Wait and see...

PS: cerise sur le gâteau, The Independent annonce aujourd'hui que la plainte déposée auprès du Portman Group par Alcohol Focus Scotland et "un membre du public" - qui n'est autre qu'un des deux fondateurs de  BrewDog - concernant la Tokyo* et son couplet marketing a été partiellement approuvée par le Portman Group.
Ce dernier va faire passer une alerte dans le commerce de détail sommant les détaillant de cesser la vente jusqu'à modification du marketing du produit. Tout détaillant passant outre peut faire l'objet d'une plainte et risque un retrait de licence.
Il est maintenant probable que de discrètes négociation aient lieu pour chercher un accord entre les parties...

3 commentaires:

Guide-Bière.fr a dit…

"brasser quelque presque qui est aussi fort qu'un whisky "
-> je crois qu'il manque un mot

Et Pete Brown ne dit-il pas plutôt "Peut on encore parler de bière" ?

Très bon article toujours est-il, comme d'hab...

j'ai toujours bien envie de goûter ça, curiosité oblige...

Laurent Mousson a dit…

Oups, il manquait un mot et le reste n'était pas dans le bon ordre. Bien vu, j'ai remis de l'ordre.

Le titre de l'article de Pete Brown est bel et bien "can we talk about the beer ?", soit "peut-on parler de la bière", sous-entendu : pas du marketing, de la provoc, de la controverse etc. qui l'accompagnent.

Ceci dit, il mentionne effectivement plus bas, dans le texte qu'une des question qui se posera est "est-ce encore de la bière ?".

Pour s'en procurer, question de la goûter - et c'est clair que par la nature extrême de l'engin, c'est intéressant à avoir dans son parcours de dégustateur à titre de point de comparaison ou de référence - pas de miracle, sur le continent, c'est via leur site web, ou éventuellement des détaillants en ligne comme Cracked Kettle.

Beer-trader a dit…

Mmh, sur le continent il paraît purtant qu'on en trouvera, en Belgique. A Arlon pour être précis. Et là j'imagine que tous les initiés voient de quel commerce je veux parler. lol. Enfin bon, il n'en reste pas moins que çà fait cher la nouvelle sensation. Même si au fond, à ce taux d'alcool là, on peut imaginer que çà se déguste en même proportion que des spiritueux. Donc en fin de compte, une bouteille de 33cl, y a moyen de se faire une petite dégustation originale à 4-5 personnes, ce qui relativise le montant.