jeudi 17 septembre 2009

Guinness: entre mythe et réalité historique



Le 24 septembre 2009, la brasserie Guinness fêtera ses 250 ans d'existence. Belle longévité à vrai dire, pas besoin d'en rajouter ou d'embellir, a priori...

Pourtant, depuis quelques décennies, le marketing de Guinness s'emploie à simplifier la réalité historique. Ce qui revient trop souvent à la déformer. Les faits concernant la brasserie et concernant les stouts et porters sont systématiquement manipulés au service d'un mythe par moments franchement risible.
Pour caricaturer sauvagement, la version officielle colportée dans les dossiers de presse, serait qu'Arthur Guinness a inventé la stout le 24 septembre 1759, et que le produit brassé pour la première fois ce jour-là est le même qui est servi au pub du coin en ce moment. En très gros.
Les médias, travaillant toujours dans l'urgence, ânonnent trop souvent gentiment le petit couplet que leur fournit la brasserie, sans chercher à vérifier la vérité historique. C'est dans l'ordre des choses.

Le buzz des 250 ans a déjà commencé dans les médias francophones de belle manière, par exemple dans France Soir le 4 septembre. Je cite :
"C’était il y a 250 ans jour pour jour, le 24 septembre, qu’Arthur Guinness lançait sa fameuse bière !"
Rétablissons ici les faits, tels qu'on peut les lire, par exemple dans l'ouvrage "Arthur's Round" de Patrick Guinness :

1. C'est effectivement en 1759 qu'Arthur Guinness a commencé à produire de la bière à la brasserie de ST James Gate, qu'il avait racheté peu auparavant.
Arthur Guinness brassait depuis 1752, d'bord derrière le White Hart Inn (l'auberge du daim blanc) à Kildare jusqu'en 1755, puis à Leixslip, près de là, reprenant une brasserie existante. Cette date de 1759 n'est donc que le transfert d'une activité vers une brasserie existante, pas la fondation d'une brasserie.

2. En 1759, Arthur Guinness ne brassait que de la brown ale, bière brune de fermentation haute. Les premières tentatives de production de porter par Guinness remontent à 1778, et ce n'est qu'en 1799, soit 40 ans après la fondation de la brasserie, que le porter devient le seul style de bière produit par Guinness. Et on ne parle même pas encore de stout à ce stade-là...

3. Arthur Guinness n'a inventé ni le porter ni la stout. Le porter est une évolution londonienne des brown ales remontant aux années 1720, et ce sont aussi les brasseurs londoniens qui ont décliné le porter en stout porter par la suite.
A l'époque, le terme stout s'appliquait à toute bière forte/épaisse, quelle que soit sa couleur, par opposition avec les bières légères/minces, auxquelles s'appliquait le terme slender. Ce n'est que plus tard, probablement au début du XIXe siècle, que le terme stout s'est substitué totalement à stout porter.

4. La Guinness pression actuelle n'a plus grand'chose de commun avec les porters du milieu du XVIIIe siècle.
Premièrement, l'invention du malt torréfié (par M. Wheeler, là aussi, Guinness n'y est pour rien, malgré les légendes d'incendie...) remonte à 1817, et il faudra quelques décennies pour que les brasseurs passent d'un porter 100% brown malt au porter issu d'un mélange de malt blond et d'une petite proportion de malt ou d'orge torréfiés. Les quantités de houblon employées ont aussi baissé radicalement en 250 ans.

Deuxièmement, la densité est nettement plus basse, à 4,2% d'alcool par volume, celle, moyenne d'un porter vers 1750 tournant apparemment autour 7% d'alcool.
De plus, chose découverte il y a peu par l'auteur britannique Ron Pattinson, l'atténuation a été augmentée au début des années 1950, réduisant notablement les sucres résiduels dans la bière finie, dont l'épaisseur en bouche et la douceur de celle-ci. La dry irish stout (stout sèche irlandaise) ne serait donc qu'une tradition datant au plus d'il y a 60 ans.

Troisièmement, les porters et stout porters d'époque étaient au moins en partie issus d'une stale beer, une bière vieillie plusieurs mois dans de grandes cuves de bois. La bière en tirait une certaine acidité vineuse, et un caractère évoquant le cuir et les écuries. De nos jours, il n'y a plus guère, parmi la quinzaine de versions de la stout à travers le monde, que la version brassée à Dublin de la Foreign Extra Stout, à 7,5%, qui soit issue en partie d'un assemblage de bière jeune et de bière vieillie. Et c'est souvent dur de la trouver. Essayez en épicerie indienne ou africaine, c'est souvent là qu'elle se cache.

J'arrête le massacre là, mais on pourrait encore en remettre quelques couches, par exemple sur les prétendues origines religieuses du service en deux fois de la Guinness pression, sans avoir besoin de chercher trop loin...

Toujours est-il que pour l'essentiel des profanes, et même pas mal d'amateurs de bière, Guinness est purement et simplement synonyme de stout. Et à tort.

D'un côté les amateurs de bière fourvoyés dans cette voie se plantent le doigt dans l'œil en mythifiant un produit de masse, certes moins vil que nombre de blondes de masse, mais qui n'est quand même plus qu'une pâle ombre de lui-même, et n'ont donc qu'une idée éloignée de ce qu'est une stout.
De l'autre, nombre de profanes, ayant goûté une fois de la Guinness pression, pensent que toutes les stouts sont comme elle : un peu aqueuses, avec une touche âcre qui débarque en fin de bouche, au milieu d'un relatif désert. On a de bonnes raisons de ne pas aimer ça.

Quand, de haute lutte, on arrive à faire déguster à ces traumatisés de la stout quelque chose de niveau correct, comme la St. Ambroise Noire à l'Avoine de la brasserie Montréalaise McAuslan, qui présente une riche palette de goûts évoquant tour à tour le café, la mélasse, le sucre brun et la réglisse, où l'amertume finale et l'âcreté de la torréfaction sont élégamment capitonnées par un usage maîtrisé des malts spéciaux et de la levure, le résultat est souvent spectaculaire, de l'ordre du "p*****, mais c'est BON, ce truc !"
Et ce genre de réaction vient au moins autant, sinon plus, de la part de femmes que d'hommes. Du coup, le mythe usé jusqu'à la corde des femmes qui n'aimeraient soi-disant pas les bières noires se prend un direct dans les gencives.

Juste encore un petit mythe à dégommer vite fait, pour la route : une stout à 4,5%, quelle que soit sa marque, contient moins de calories, à quantité égale, qu'un jus de pomme, d'orange ou un lait écrémé. Alors le mythe du "ça nourrit", on peut aussi le reléguer vite fait aux oubliettes. Merci !

Voilà voilà... une fois de plus, ce que les brasseries vous disent est en désaccord assez sérieux avec la réalité des faits.
Mais vous n'allez honnêtement pas me dire que ça vous surprend encore ? Si ?



4 commentaires:

Ron Pattinson a dit…

Laurent, excuse me for commenting in English.

Nice demolition of the crap talked about Guinness. Just one tiny point. Black malt was invented in 1817, not 1808.

Laurent Mousson a dit…

I stand corrected, Oh Master of ye Olde Brewing Logs. ;o)

C'est corrigé, merci de me l'avoir signalé !

Anonyme a dit…

Bonjour Laurent.
Tu écrits que "Porter" est une évolution des "Brown ale".
J'ai lu (sur de nombreux articles)que "Porter" était nommée ainsi car elle était une bière appréciée par les "porter" londoniens.
J'ai lu (aussi) qu'au départ on parlait de "Entire" selon deux versions :
- Bière "entière" c'est à dire non issue d'un assemblage de plusieurs bières.
- Bière "entière" dans le sens bière corpulente et corsée.

Peux-tu m'éclairer ?

Merci

Laurent Mousson a dit…

Qui tu es, toi, d'abord, "Anonyme" ?

Attention, le porter est une évolution des Brown Ales anglaises du 17e siècle, qui étaient un bestiau totalement différent des brown ales actuelles !

Entire ? Comme "Entire Butt", dans e sens que la bière n'est pas issue d'un assemblage au pub même (le "three threads"), mais est servie d'un seul fût. Ce qui n'exclut pas un assemblage à la brasserie.

"corpulente et corsée" Non, c'est une erreur, ça... où as-tu lu cette ânerie ?
=> en anglais, le terme qui correspond à ça, c'est "stout"... qui s'appliquait à l'origine à tout type de bière plus dense que la moyenne, quelle que soit la couleur, pour ne finalement plus être employé que pour les "stout porters"...