jeudi 15 avril 2010

Dea Latis et le gang des bottes en caoutchouc roses

Or donc, comme mentionné précédemment, Carlsberg se préparent à lancer à grands frais une soeur jumelle de la Cardinal Eve en Grande-Bretagne...

Pourtant, quand, la semaine dernière, dans le cadre de la Cask Ale Week 2010, l'initiative Dea Latis a été lancée, on a pu y voir, parmi les partenaires, rien moins que Carlsberg UK. Joli grand écart...

Dea Latis, du nom d'une divinité celtique de l'eau et de la bière, est une campagne destinée à "amener la bière aux femmes" ("bringing beer to women") présentée conjointement par Heineken UK et Carlsberg UK, les grandes brasseries britanniques Greene King, Wells & Youngs et Fullers, ainsi que la SIBA (Society of Independent Brewers), les Independent Family Brewers of Britain, la British Beer and Pub Association, Cask Marque (un programme de promotion de la qualité technique de la bière en cask dans les pubs) et la CAMRA (Campaign for Real Ale, l'organisation britannique de consommateurs de bière).
Du beau linge, donc, au-delà des deux géants verts, et surtout des parties prenantes relativement crédibles dans le sens où on y retrouve des brasseries de tailles diverses, des représentants du secteur des pubs et des consommateurs.

La présentation succincte de Dea Latis par ses promoteurs est, euh, intéressante, on dira:
What unites us is our passion for beer and a belief that it's far too good to be enjoyed only by men.
(Ce qui nous unit est notre passion de la bière et la certitude qu'elle est bien trop bonne pour n'être appréciée que par les hommes)

Bon, ça commence bien, vu que, même si c'est pour le contrer, on s'appuie quand même sur le stéréotype usé de la bière comme boisson masculine...

[...] Brewing was traditionally women's work; in the early 18th century, three-quarters of brewers in this country were female.
([...] Le brassage était traditionnellement le travail des femmes. Au début du XVIIIe Siècle, trois quarts des brasseurs [au Royaume-Uni] étaient des femmes)
Alors ça, émanant de l'industrie britannique de la bière, c'est d'une hypocrisie parfaitement carabinée !
C'est un fait qu'avant la révolution industrielle, la bière étant une commodité ménagère au même titre que le pain, il revenait aux femmes de la préparer pour la famille ou la communauté. Mais avec la révolution industrielle, la production de bière est devenue une affaire rentable, dans laquelle on pouvait faire carrière, donc les femmes en ont été évincées...
So why, now, is only 13% of beer drunk by women [...] ?
(Donc pourquoi, actuellement, n'y a-t-il que 13% de la bière qui soit bue par des femmes ?)
On remarquera le subtil dérapage vers un parallèle bien foireux : on parlait de trois quarts de brasseuses il y a 300 ans, et ici de 13% de la consommation par les femmes actuellement... ce n'est pas parce que trois quarts des brasseurs étaient des brasseuses au début du XVIIIe Siècle que les femmes consommaient 75% de la bière dans le même temps !
Research indicates it's because of misconceptions about beer [...]. Dea Latis aims to challenge women's ideas about beer and present it to them in a way that encourages them to taste it.
(Des recherches indiquent que c'est à cause d'idées fausses à propos de la bière [...] Dea Latis vise à contrer les idées des femmes à propos de la bière, et de la leur présenter d'une manière qui va les encourager à la goûter. )

Et voilà : les fausses idées : oui, il y a des préjugés, ou plutôt une ignorance, mais il y en a à peu près autant, en matière de bière, chez les hommes que chez les femmes, le buveur lambda du samedi soir étant lui aussi parfaitement inculte et blindé de préjugés. Pointer du doigt le fait que les femmes ont tort pour les convaincre d'essayer de boire de la bière risque à mon humble avis d'être parfaitement contre-productif.
We don't expect change to happen quickly or easily, but that's no reason not to try.
(Nous ne nous attendons pas à ce qu'un changement intervienne rapidement ou facilement, mais ce n'est pas une raison pour ne pas essayer.)
Tout juste, Auguste!
Le changement prendra encore du temps, surtout si les brasseries, le secteur HoReCa britannique et même les consommateurs se montrent toujours incapables de sortir de ce petit ton paternaliste dès qu'ils parlent des femmes et de la bière!

Bref, à mon humble avis, cette initiative Dea Latis part d'une excellente intention, rassemble des acteurs du marché qui pourraient faire une différence, mais peine malheureusement à s'affranchir elle-même des schémas qui sont le noeud du problème et à adopter un ton adéquat dans sa communication.
Ceci dit, et sachant qui est impliqué dans l'affaire, le ton peut encore changer au cours du développement de la campagne. Espérons-le...


Le fond du problème est toujours le même : il ne s'agit pas d'amener (de vendre ?) la bière aux femmes.


Il s'agit de s'adresser aux consommatrices en adultes responsables, de leur redonner le pouvoir de décider de manière indépendante et en toute confiance de ce qu'elles ont envie de boire, en dégageant autant que possible le terrain des stéréotypes et des pressions sociales.
Et accessoirement en encourageant  l'ouverture de plus de possibilités aux femmes dans le monde de la bière qu'uniquement serveuse, barmaid ou hôtesse sur les stands des foires professionnelles...  ainsi qu'en cessant de considérer les femmes brasseuses, directrices de brasseries ou de malteries, etc. comme des bêtes curieuses ou de sympathiques aberrations !


A ce titre... ça s'organise : j'ai rencontré la semaine dernière à la Craft Brewers Conference à Chicago une brasseuse établie en Oregon du nom de Teri Fahrendorf, fondatrice de la Pink Boots Society dont l'emblème est une superbe paire de bottes en caoutchouc rose.

La Pink Boots Society est une organisation qui est encore largement en cours de constitution, qui s'efforce de rassembler les femmes tirant tout ou partie de leurs revenus de la bière, qu'elles soient brasseuses, impliquées dans la distribution, journalistes spécialisées, formatrices en bièrologie, patronnes de pubs  à bière, peu importe !
Le but, à terme, outre le fait de se serrer les coudes, le réseautage, et un profilage accru des femmes présentes dans le secteur, serait de pouvoir proposer par exemple des bourses de formation.
En me passant sa carte de visite, Teri Fahrendorf m'a demandé de faire passer le mot, et d'encourager toute brasseuse  - ou autre femme impliquée dans le secteur - de ma connaissance en Suisse (ou ailleurs... s'pas Marjo ? ;o) ) à la contacter, pour que le gang des bottes roses ne reste pas qu'une affaire Nord-Américaine !

Dont acte : si, amie lectrice, tu tires au moins une partie de tes revenus d'une activité liée à la bière, les informations nécessaires sont ici.

PS : A relever aussi, en Grande-Bretagne, l'annonce par Coors UK de la sortie prochaine de leur bière pour femmes, et qui contient aussi son quota de niaiseries. La bière sera filtrée au point de n'avoir aucune couleur, et sera servie dans sa bouteille (alors que Coors avaient présenté il y a quelque temps des prototypes de verres "pour femmes"), qui soi-disant limite les risques qu'une tierce personne glisse quelque substance illégale dans la bière. Melissa Cole a écrit à ce sujet sur son blog. Et ça dépote un peu.

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